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cœur plus profond que l’indignation et le courage, dans le lieu où l’indignation et le courage puisent leur vigueur, une tendre compassion pour l’ennemi.

La folie d’amour ne cherche pas à s’exprimer. Mais elle rayonne irrésistiblement par l’accent, le ton et la manière, à travers toutes les pensées, toutes les paroles et tous les actes, en toute circonstance et sans aucune exception. Elle rend impossibles les pensées, les paroles et les actes au travers desquels elle ne peut pas rayonner.

C’est vraiment une folie. Elle précipite dans des risques qu’on ne peut pas courir si on a accordé son cœur à quoi que ce soit en ce monde, fût-ce une grande cause, ou une Église, ou une patrie.

Le résultat auquel la folie d’amour a conduit le Christ n’est pas, après tout, une référence pour elle.

Mais nous n’avons pas à craindre ses périls. Elle n’habite pas en nous. Si elle y habitait, cela se sentirait. Nous sommes des gens raisonnables, comme il semble certain qu’il convient de l’être à ceux qui s’occupent des grandes affaires de ce monde.

Mais si l’ordre de l’univers est un ordre sage, il doit y avoir quelquefois des moments où, du point de vue de la raison terrestre, la folie d’amour seule est raisonnable. Ces moments ne peuvent être que ceux où, comme aujourd’hui, l’humanité est devenue folle à force de manquer d’amour.

Est-il sûr qu’aujourd’hui la folie d’amour ne soit pas susceptible de fournir aux foules malheureuses, dont le corps et l’âme ont faim, une nourriture bien plus facile à digérer pour elles que des inspirations d’une source moins élevée ?

Et puis, tels que nous sommes, est-il sûr que nous soyons à notre place dans le camp de la justice ?