Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/107

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carence menace l’avenir de sa domination, il est condamné à perdre la royauté à cause de ses « conseils vides de sagesse », et il ne peut y avoir d’autre secours pour lui que Prométhée délivré de ses chaînes.

La conclusion qui s’impose, c’est que Prométhée lui-même est la Sagesse de Zeus. Dès lors, quand on voit dans Agamemnon qu’il suffit de tourner la pensée vers Zeus pour obtenir la plénitude de la sagesse, que Zeus a ouvert aux mortels la voie de la sagesse, et qu’on rapproche cette parole de celles où Prométhée dit comment il a été l’éducateur des hommes, on doit penser que Zeus et Prométhée sont un seul et même Dieu, et on doit interpréter les mots « Il a posé comme loi souveraine : Par la souffrance la connaissance » en liaison avec le supplice de Prométhée. Le chrétien sait de même qu’il doit passer par la croix pour s’unir à la Sagesse divine.

Sans Prométhée, Zeus aura un fils plus puissant que lui et perdra ainsi la domination. Ce n’est pas par la puissance, c’est par la sagesse que Dieu est maître du monde.

L’idée d’une situation où Dieu serait séparé de sa Sagesse est très étrange. Mais elle apparaît aussi, quoique moins appuyée, dans l’histoire du Christ. Le Christ accuse son Père de l’avoir abandonné et saint Paul dit que le Christ est devenu malédiction devant Dieu, à notre place. Au moment suprême de la Passion, il y a un instant où il apparaît quelque chose qui aux regards humains ressemble à une séparation, une opposition entre le Père et le Fils. Certes ce n’est qu’une apparence. Mais dans la tragédie d’Eschyle quelques mots parsemés çà et là — et qui auraient sans doute bien plus de signification pour nous si nous connaissions le Prométhée délivré — indiquent que l’hostilité entre Prométhée et Zeus est seulement apparente.