Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/153

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aime un objet qui est le souvenir d’un être aimé, une œuvre d’art qui est l’ouvrage d’un homme de génie. L’univers est pour nous un souvenir ; le souvenir de quel être aimé ? L’univers est une œuvre d’art ; quel artiste en est l’auteur ? Nous ne possédons pas de réponse à ces questions. Mais quand l’amour d’où procède le consentement à la nécessité existe en nous, nous possédons la preuve expérimentale qu’il y a une réponse. Car ce n’est pas pour l’amour des autres hommes que nous consentons à la nécessité. L’amour des autres hommes est en un sens un obstacle à ce consentement, car la nécessité écrase les autres aussi bien que nous. C’est pour l’amour de quelque chose qui n’est pas une personne humaine, et qui pourtant est quelque chose comme une personne. Car ce qui n’est pas quelque chose comme une personne n’est pas objet d’amour. Quelle que soit la croyance professée à l’égard des choses religieuses, y compris l’athéisme, là où il y a consentement complet authentique et inconditionnel à la nécessité, il y a plénitude de l’amour de Dieu ; et nulle part ailleurs. Ce consentement constitue la participation à la Croix du Christ.

En nommant Logos cet être humain et divin qu’il aimait par-dessus tout et dont il était chéri, saint Jean a enfermé en une parole, parmi plusieurs autres pensées infiniment précieuses, toute la doctrine stoïcienne de l’amor fati. Ce mot Logos, emprunté aux stoïciens grecs qui l’avaient reçu d’Héraclite, a plusieurs significations, mais la principale est cette loi quantitative de variation qui constitue la nécessité. Fatum et logos sont d’ailleurs apparentés sémantiquement. Le fatum, c’est la nécessité, la nécessité, c’est le logos, et logos est le nom même de l’objet de notre plus ardent amour. L’amour que saint Jean portait à celui qui était son ami et son seigneur,