Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/152

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suffisant pour un tel consentement. Ce consentement est une folie, la folie propre à l’homme, comme la Création, l’Incarnation, la Passion constituent ensemble la folie propre à Dieu. Les deux folies se répondent. Il n’est pas surprenant que ce monde soit par excellence le lieu du malheur, car sans le malheur perpétuellement suspendu nulle folie de la part de l’homme ne pourrait faire écho à celle de Dieu, qui est déjà contenue tout entière dans l’acte de créer. Car, en créant, Dieu renonce à être tout, il abandonne un peu d’être à ce qui est autre que Lui. La création est renoncement par amour. La vraie réponse à l’excès de l’amour divin ne consiste pas à s’infliger volontairement de la souffrance, car la souffrance qu’on s’inflige à soi-même, si intense, si longue, si violente soit-elle, n’est pas destructrice. Il n’est pas au pouvoir d’un être de se détruire soi-même. La vraie réponse consiste seulement à consentir à la possibilité d’être détruit, c’est-à-dire à la possibilité du malheur, soit que le malheur se produise effectivement ou non. On ne s’inflige jamais le malheur, ni par amour, ni par perversité. Tout au plus peut-on, sous l’une ou l’autre inspiration, faire distraitement et comme à son propre insu deux ou trois pas, qui mènent au point glissant où l’on devient la proie de la pesanteur et d’où l’on tombe sur des pierres qui cassent les reins.

Le consentement à la nécessité est pur amour et même en quelque sorte excès d’amour. Cet amour n’a pas pour objet la nécessité même ni le monde visible dont elle constitue l’étoffe. Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’aimer la matière comme telle. Quand un homme aime un objet, c’est ou bien parce qu’il y loge par la pensée une portion de sa vie passée, parfois aussi un avenir désiré, ou bien parce que cet objet a rapport à un autre être humain. On