Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/155

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nous en nommons l’analogue en Dieu volonté. Dieu fait exister la nécessité étendue à travers l’espace et le temps du fait qu’Il la pense. La pensée de Dieu est Dieu, et en ce sens le Fils est l’image du Père ; la pensée de Dieu est aussi l’ordre du monde, et en ce sens le Verbe est l’ordonnateur du monde. L’ordre du monde, en Dieu, c’est l’ordonnateur du monde, car en Dieu tout est sujet, tout est personne.

De même que le Christ est d’une part médiateur entre Dieu et l’homme, d’autre part médiateur entre l’homme et son prochain, de même la nécessité mathématique est médiatrice d’une part entre Dieu et les choses, d’autre part entre chaque chose et chaque autre. Elle constitue un ordre par lequel chaque chose, étant à sa place, permet à toutes les autres choses d’exister. Le maintien entre des limites constitue pour les choses matérielles l’équivalent de ce qu’est, pour l’esprit humain, le consentement à l’existence d’autrui, c’est-à-dire la charité du prochain. D’ailleurs, pour l’homme en tant qu’être naturel, le maintien entre des limites est la justice.

L’ordre est équilibre et immobilité. L’univers soumis au temps est en perpétuel devenir. L’énergie qui le meut est principe de rupture d’équilibre. Mais cependant ce devenir composé de ruptures d’équilibre est en réalité un équilibre du fait que les ruptures d’équilibre s’y compensent. Ce devenir est un équilibre réfracté dans le temps. C’est ce qu’exprime la prodigieuse formule d’Anaximandre, formule d’une profondeur insondable : « C’est à partir de l’indétermination que s’accomplit la naissance pour les choses, c’est par un retour à l’indétermination que s’opère leur destruction conformément à la nécessité ; car elles subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leur injustice, selon