Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/159

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veille est visible. Cela est beaucoup plus visible à l’égard des vérités fondamentales concernant les quantités dites irrationnelles, comme la racine de deux, qu’à l’égard des vérités fondamentales concernant les nombres entiers. Pour concevoir les premières avec la même rigueur que les secondes, pour les concevoir comme rigoureusement nécessaires, il faut un effort d’attention beaucoup plus grand. Aussi sont-elles beaucoup plus précieuses.

Cette vertu de l’attention intellectuelle en fait une image de la Sagesse de Dieu. Dieu crée par l’acte de penser. Nous, par l’attention intellectuelle, nous ne créons certes pas, nous ne produisons aucune chose, mais pourtant dans notre sphère nous suscitons en quelque sorte de la réalité.

Cette attention intellectuelle est à l’intersection de la partie naturelle, et de la partie surnaturelle de l’âme. Ayant pour objet la nécessité conditionnelle, elle ne suscite qu’une demi-réalité. Nous conférons aux choses et aux êtres autour de nous, autant qu’il est en nous, la plénitude de la réalité, quand à l’attention intellectuelle nous ajoutons cette attention encore supérieure qui est acceptation, consentement, amour. Mais déjà le fait que la relation qui compose le tissu de la nécessité est suspendue à l’acte qu’opère notre attention fait d’elle une chose nôtre et que nous pouvons aimer. Aussi tout être humain qui souffre est-il un peu soulagé, pour peu qu’il ait quelque élévation d’esprit, quand il conçoit clairement la connexion nécessaire des causes et des effets qui produit sa souffrance.

La nécessité a part aussi à la justice. En un sens pourtant elle est le contraire de la justice. On n’a rien compris tant qu’on ne sait pas quelle différence il y a, comme dit Platon, entre l’essence du nécessaire et celle du bien.