Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/160

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La justice pour l’homme se présente d’abord comme un choix, choix du bien et rejet du mal. La nécessité est absence de choix, indifférence. Mais elle est principe de coexistence. Et au fond pour nous la suprême justice est l’acceptation de la coexistence avec nous de tous les êtres et de toutes les choses qui en fait existent. Il est permis d’avoir des ennemis, mais non pas de désirer qu’ils n’existent pas. Si réellement on n’a pas en soi ce désir, on ne fera rien non plus pour mettre fin à leur existence, hors les cas d’obligation stricte ; on ne leur fera aucun mal. Il n’est rien prescrit de plus, s’il est bien entendu que s’abstenir à l’égard d’un être humain du bien qu’on a l’occasion et le droit de lui faire, c’est lui faire du mal. Si on accepte la coexistence avec nous des êtres et des choses, on ne sera pas non plus avide de domination et de richesse, car la domination et la richesse n’ont d’autre usage que de jeter sur cette coexistence un voile, de diminuer la part de tout ce qui est autre que soi. Tous les crimes, tous les péchés graves sont des formes particulières du refus de cette coexistence ; une analyse suffisamment serrée le montrerait pour chaque cas particulier.

Il y a analogie entre la fidélité du triangle rectangle à la relation qui lui interdit de sortir du cercle dont son hypoténuse est le diamètre et celle d’un homme qui, par exemple, s’abstient d’acquérir du pouvoir ou de l’argent au prix d’une fraude. La première peut être regardée comme un parfait modèle de la seconde. On peut en dire autant, quand on aperçoit la nécessité mathématique dans la matière, de la fidélité des corps flottants à sortir de l’eau précisément autant que l’exige leur densité, ni plus ni moins. Héraclite disait : « Le soleil ne dépassera pas ses limites ; autrement les Érinnyes, servantes de la