Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/23

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— C’est que l’autre a péri, non pas son esclave mais son frère.

— Mais ravageant ce pays, et celui-là le protégeait.

— Néanmoins le Dieu des morts demande l’égalité.

— Mais le bon n’est pas l’égal du méchant dans leur partage.

— Qui sait si en bas tout cela est saint ?

— Jamais l’ennemi, même lorsqu’il est mort, n’est un ami.

Antigone :

— Ce n’est pas pour partager la haine mais l’amour, que je suis née.


Ce vers d’Antigone est splendide, mais la réplique de Créon est plus splendide encore, car elle montre que ceux qui ont part seulement à l’amour et non à la haine appartiennent à un autre monde et n’ont à attendre de celui-ci que la mort violente.


Créon : Κάτω νυν ἐλθοῦς, εἰ φιλητέον, φιλει κεινους.

v. 525

— Descends donc en bas, puis, si tu as besoin d’aimer, aime ceux d’en bas.


C’est seulement chez les morts, dans l’autre monde, qu’on a licence d’aimer. Ce monde-ci n’autorise pas l’amour. C’est seulement les morts qu’on peut aimer, c’est-à-dire les âmes en tant que par destination elles appartiennent à l’autre monde.

Antigone est un être parfaitement pur, parfaitement innocent, parfaitement héroïque, qui se livre volontairement à la mort pour préserver un frère coupable d’une destinée malheureuse dans l’autre monde. Au moment de l’approche imminente de la mort, la nature en elle défaille et elle se sent abandonnée des hommes et des