Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/44

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l’Amour. Cette sage persuasion, c’est la Providence. Cette soumission sans contrainte de la nécessité à la sagesse aimante, c’est la beauté. La beauté exclut les fins particulières. Quand, dans un poème, on peut expliquer que tel mot a été mis par le poète là où il est pour produire tel, tel et tel effet, par exemple une rime riche, une allitération, une certaine image, et ainsi de suite, le poème est de second ordre. Pour un poème parfait, on ne peut rien dire, sinon que le mot est là où il est et qu’il convient absolument qu’il soit là. De même pour tous les êtres, y compris soi-même, pour toutes les choses, pour tous les événements qui s’insèrent dans le cours du temps. Quand nous revoyons, après une longue absence, un être humain ardemment aimé et qu’il nous parle, chaque mot est infiniment précieux, non pas à cause de sa signification, mais parce que la présence de celui que nous aimons se fait entendre dans chaque syllabe. Même si, par hasard, nous souffrons à ce moment de maux de tête si violents que chaque son fasse mal, cette voix qui fait mal n’en est pas moins infiniment chère et précieuse comme enfermant cette présence. De même celui qui aime Dieu n’a pas besoin de se représenter tel ou tel bien susceptible de découler d’un événement qui s’est produit. Tout événement qui s’accomplit est une syllabe prononcée par la voix de l’Amour même.

C’est parce que la Providence gouverne le monde comme l’inspiration gouverne la matière d’une œuvre d’art qu’elle est aussi pour nous source d’inspiration. La pensée d’une table dans l’intelligence d’un menuisier produit une table et rien de plus. Mais l’œuvre d’art, qui est l’effet de l’inspiration de l’artiste, est source d’inspiration en ceux qui la contemplent. À travers elle, l’amour qui est dans l’artiste enfante un amour semblable dans