Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/155

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Si l’état du pays est tel que ce soit là pour un grand nombre un châtiment insignifiant, alors le code militaire aussi se trouve sans efficacité. Nous ne pouvons pas l’ignorer.

Si l’obligation militaire enferme à certains moments toutes les fidélités terrestres, parallèlement l’État a le devoir, en tout temps, de préserver tout milieu, au dedans ou au dehors du territoire, où une partie petite ou grande de la population puise de la vie pour l’âme.

Le devoir le plus évident de l’État, c’est de veiller efficacement en tout temps à la sécurité du territoire national. La sécurité ne signifie pas l’absence de danger, car dans ce monde le danger est toujours là, mais une chance raisonnable de se tirer d’affaire en cas de crise. Mais ce n’est là que le devoir le plus élémentaire de l’État. S’il ne fait que cela, il ne fait rien, car s’il ne fait que cela il ne peut pas même y réussir.

Il a le devoir de faire de la patrie, au degré le plus élevé possible, une réalité. Elle n’était pas une réalité pour beaucoup de Français en 1939. Elle l’est redevenue par la privation. Il faut qu’elle le demeure dans la possession, et pour cela il faut qu’elle soit réellement, en fait, fournisseuse de vie, qu’elle soit réellement un terrain d’enracinement. Il faut aussi qu’elle soit un cadre favorable pour la participation et l’attachement fidèle à toute espèce de milieux autres qu’elle-même.

Aujourd’hui, en même temps que les Français ont retrouvé le sentiment que la France est une réalité, ils sont devenus bien plus conscients que jadis des différences locales. La séparation de la France en morceaux, la censure de la correspondance qui enferme les échanges de pensée dans un petit territoire, y est pour quelque chose, et, chose paradoxale, le brassage forcé de la population y a aussi beaucoup contribué. On a aujourd’hui d’une manière beaucoup plus continuelle et plus aiguë qu’auparavant le sentiment qu’on est Breton, Lorrain, Provençal, Parisien. Il y a dans ce sentiment une nuance d’hostilité qu’il faut essayer d’effacer ; d’ailleurs il est urgent aussi d’effacer la xénophobie. Mais ce sentiment en lui-même ne doit pas être découragé, au contraire. Il serait désastreux de le déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à