Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/251

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kilomètre, encore moins l’empêcher purement et simplement de tomber. Il faut croire qu’on pense ainsi. Autrement on se dirait que la Providence intervient pour nous empêcher d’être tués par la foudre à tous les instants de notre vie, au même degré qu’à l’instant où la foudre tombe à un centimètre de nous. L’unique instant où elle n’intervienne pas pour empêcher que tel être humain soit tué par la foudre, c’est l’instant même où la foudre le tue, si du moins cela se produit. Tout ce qui n’arrive pas est empêché par Dieu au même degré. Tout ce qui arrive est permis par Dieu au même degré.

La conception absurde de la Providence comme intervention personnelle et particulière de Dieu à des fins particulières est incompatible avec la vraie foi. Mais ce n’est pas une incompatibilité évidente. Elle est incompatible avec la conception scientifique du monde ; et là l’incompatibilité est évidente. Les chrétiens qui, sous l’influence de l’éducation et du milieu, ont en eux cette conception de la Providence ont aussi la conception scientifique du monde, et cela sépare leur esprit en deux compartiments entre lesquels se trouve une cloison étanche ; l’un pour la conception scientifique du monde, l’autre pour la conception du monde comme domaine où agit la Providence personnelle de Dieu. De ce fait ils ne peuvent penser ni l’une ni l’autre. La seconde d’ailleurs n’est pas pensable. Les incroyants, n’étant arrêtés par aucun respect, discernent facilement que cette Providence personnelle et particulière est ridicule, et la foi elle-même est de ce fait, à leurs yeux, frappée de ridicule.

Les desseins particuliers qu’on attribue à Dieu sont des découpages pratiqués par nous dans la complexité plus qu’infinie des connexions de causalité. Nous les pratiquons en joignant à travers la durée certains événements à certains de leurs effets choisis parmi des milliers d’autres. En disant de ces découpages qu’ils sont conformes au vouloir de Dieu, nous avons raison. Mais cela est vrai au même degré et sans aucune exception de tous les découpages qui pourraient être pratiqués par toute espèce d’esprit humain ou non humain, à n’importe quelle échelle de grandeur, à travers l’espace et le temps, dans la complexité de l’univers.

On ne peut pas découper dans la continuité de l’espace et du