Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/139

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Surtout je ne vois pas comment des articles comme le mien pourraient avoir mauvais effet étant publiés dans votre journal. Dans tout autre journal, ils pourraient à la rigueur sembler tendre à dresser les pauvres contre les riches, les subordonnés contre les chefs ; mais paraissant dans un journal contrôlé par vous, un tel article peut seulement donner aux ouvriers le sentiment qu’on fait un pas vers eux, qu’on fait effort pour les comprendre. Je pense qu’ils vous en sauraient gré. Je suis convaincue que si les ouvriers de R. pouvaient trouver dans votre journal des articles vraiment faits pour eux, où soient soigneusement ménagées toutes leurs susceptibilités — car la susceptibilité des malheureux est vive, quoique muette —, où soit développé tout ce qui peut les élever à leurs propres yeux, il n’en résulterait que du bien à tous les points de vue.

Ce qui peut au contraire aviver l’esprit de classe, ce sont les phrases malheureuses qui, par l’effet d’une cruauté inconsciente, mettent indirectement l’accent sur l’infériorité sociale des lecteurs. Ces phrases malheureuses sont nombreuses dans la collection de votre journal. Je vous les signalerai à la prochaine occasion, si vous le désirez. Peut-être est-il impossible d’avoir du tact vis-à-vis de ces gens-là quand on se trouve depuis trop longtemps dans une situation trop différente de la leur.

Par ailleurs, il se peut que les raisons que vous me donnez pour écarter mes deux suggestions soient tout à fait justes. La question est d’ailleurs relativement secondaire.

Je vous remercie de m’avoir envoyé les derniers numéros du journal.

Je m’abstiendrai de venir vous voir à R., pour la raison que je vous ai donnée, si vous restez disposé à m’y prendre comme ouvrière. Mais j’ai lieu de croire que vos dispositions à mon égard sont changées. Un tel projet, pour réussir, exige un degré fort élevé de confiance et de compréhension mutuelle.

Si vous n’êtes plus disposé à m’embaucher, ou si M. M***[1] s’y oppose, je viendrai certainement à R., comme vous voulez bien m’y autoriser, dès que j’en trouverai le temps. Je vous préviendrai à l’avance.

Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

S. Weil.


  1. Le propriétaire de l’usine.