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Un appel aux ouvriers de R.[1].


Chers amis inconnus qui peinez dans les ateliers de R., je viens faire appel à vous. Je viens vous demander votre collaboration pour Entre Nous.

On n’a pas besoin de boulot supplémentaire, penserez-vous. On en a assez comme ça.

Vous avez bien raison. Et pourtant je viens vous demander de bien vouloir prendre une plume et du papier, et parler un peu de votre travail.

Ne vous récriez pas. Je sais bien : quand on a fait ses huit heures, on en a marre, on en a jusque-là, pour employer des expressions qui ont le mérite de bien dire ce qu’elles veulent dire. On ne demande qu’une chose, c’est de ne plus penser à l’usine jusqu’au lendemain matin. C’est un état d’esprit tout à fait naturel, auquel il est bon de se laisser aller. Quand on est dans cet état d’esprit, on n’a rien de mieux à faire qu’à se détendre : causer avec des copains, lire des choses distrayantes, prendre l’apéro, faire une partie de cartes, jouer avec ses gosses.

Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi certains jours où cela vous pèse de ne jamais pouvoir vous exprimer, de toujours devoir garder pour vous ce que vous avez sur le cœur ? C’est à ceux qui connaissent cette souffrance-là que je m’adresse. Peut-être que quelques-uns d’entre vous ne l’ont jamais éprouvée. Mais quand on l’éprouve, c’est une vraie souffrance.

À l’usine, vous êtes là seulement pour exécuter des consignes, livrer des pièces conformes aux ordres reçus, et recevoir, les jours de paye, la quantité d’argent déterminée par le nombre de pièces et les tarifs. À part ça, vous êtes des hommes — vous peinez, vous souffrez, vous avez des moments de joie aussi, peut-être des heures agréables ; parfois vous pouvez vous laisser un peu aller, parfois vous êtes contraints à de terribles efforts sur vous-mêmes ; certaines choses vous intéressent, d’autres vous ennuient. Mais tout ça, personne autour de vous ne peut s’en occuper. Vous-mêmes vous êtes forcés de ne pas vous en occuper. On ne vous demande que des pièces, on ne vous donne que des sous.

Cette situation pèse parfois sur le cœur, n’est-il pas vrai ? Elle donne parfois le sentiment d’être une simple machine à produire.

  1. Voir lettre précédente.