Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/145

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plus franc, je l’ai à peu près perdu sous le premier choc d’un si brutal changement de vie, et il m’a fallu péniblement le retrouver. Un jour je me suis rendu compte que quelques semaines de cette existence avaient presque suffi à me transformer en bête de somme docile, et que le dimanche seulement je reprenais un peu conscience de moi-même. Je me suis alors demandé avec effroi ce que je deviendrais si jamais les hasards de la vie me mettaient dans le cas de travailler de la sorte sans repos hebdomadaire. Je me suis juré de ne pas sortir de cette condition d’ouvrière avant d’avoir appris à la supporter de manière à y conserver intact le sentiment de ma dignité d’être humain. Je me suis tenu parole. Mais j’ai éprouvé jusqu’au dernier jour que ce sentiment était toujours à reconquérir, parce que toujours les conditions d’existence l’effaçaient et tendaient à me ravaler à la bête de somme.

Il me serait facile et agréable de me mentir un peu à moi-même, d’oublier tout cela. Il m’aurait été facile de ne pas l’éprouver, si seulement j’avais fait cette expérience comme une sorte de jeu, à la manière d’un explorateur qui va vivre au milieu de peuplades lointaines, mais sans jamais oublier qu’il leur est étranger. Bien au contraire j’écartais systématiquement tout ce qui pouvait me rappeler que cette expérience était une simple expérience.

Vous pouvez mettre en question la légitimité d’une généralisation. Je l’ai fait moi-même. Je me suis dit que peut-être ce n’étaient pas les conditions de vie qui étaient trop dures, mais la force de caractère qui me manquait. Pourtant elle ne me manquait pas tout à fait, puisque j’ai su tenir jusqu’à la date que je m’étais d’avance assignée.

J’étais, il est vrai, très inférieure en résistance physique à la plupart de mes camarades — heureusement pour eux. Et la vie d’usine est tout autrement opprimante quand elle pèse sur le corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui était assez souvent mon cas, que quand elle pèse seulement huit heures, ce qui est le cas des plus costauds. Mais d’autres circonstances compensaient dans une large mesure cette inégalité.

Au reste plus d’une confidence ou demi-confidence d’ouvrier est venue confirmer mes impressions.

Reste la question de la différence entre R. et les usines que j’ai connues. En quoi peut consister cette différence ? Je mets à part la proximité de la campagne. Dans les