Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/146

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dimensions ? Mais ma première usine était une usine de 300 ouvriers, et où le directeur avait l’impression de bien connaître son personnel. Dans les œuvres sociales ? Quelle qu’en puisse être l’utilité matérielle, moralement elles ne font, je le crains, qu’accroître la dépendance. Dans les fréquents contacts entre supérieurs et inférieurs ? Je me représente mal qu’ils puissent constituer un réconfort moral pour les inférieurs. Y a-t-il encore autre chose ? Je ne demande qu’à me rendre compte.

Ce que vous m’avez raconté du silence observé par tous ceux qui assistaient à la dernière assemblée générale de la coopérative ne confirme que trop, il me semble, mes suppositions. Vous n’y êtes pas allé, de peur de leur ôter le courage de parler — et néanmoins personne n’a rien osé dire. Les résultats constants des élections municipales me paraissent eux aussi significatifs. Et enfin je ne puis oublier les regards des mouleurs, quand je passais parmi eux aux côtés du fils du patron.

Votre argument le plus puissant pour moi, quoiqu’il soit absolument sans rapport avec la question, c’est l’impossibilité où vous seriez de me croire sans perdre du même coup presque tout stimulant pour le travail. Effectivement, je ne me verrais guère, moi, à la tête d’une usine, à supposer même que je possède les capacités nécessaires. Cette considération ne change rien à ma manière de voir, mais m’ôte dans une large mesure le désir de vous la faire partager. Ce n’est pas de gaieté de cœur, croyez-le bien, que je me détermine à dire des choses démoralisantes. Mais devrais-je, sur une pareille question, vous cacher ce que je pense être la vérité ?

Il faut me pardonner si je prononce le mot de chef avec un peu trop d’amertume. Il est bien difficile qu’il en soit autrement quand on a subi une subordination totale, et qu’on n’oublie pas. Il est tout à fait exact que vous aviez pris soin de me donner toutes vos raisons concernant mon article, et que je n’avais pas le droit de m’exprimer comme je l’ai fait à ce sujet.

Vous exagérez un peu en supposant que je mets à votre compte un passif écrasant et un actif nul. Ce que je mets au passif, je le mets au passif de la fonction plutôt que de l’homme. Et à l’actif je sais tout au moins qu’il y a à mettre des intentions. J’admets volontiers qu’il y a aussi des réalisations ; je suis seulement convaincue qu’il y en a beaucoup moins et d’une portée beaucoup moindre qu’on