Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/148

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une humiliation bien autrement douloureuse que la chose même dont j’aurais pu avoir à me plaindre. Répliquer sous l’empire de la colère aurait probablement signifié devoir aussitôt chercher une nouvelle place. Bien sûr, on ne sait pas d’avance qu’on sera mal accueilli, mais on sait que c’est possible, et cette possibilité suffit. C’est possible parce qu’un chef, comme tout homme, a ses moments d’humeur. Et puis on a le sentiment qu’il n’est pas normal, dans une usine, de prétendre à une considération quelconque. Je vous ai raconté comment un chef, en me contraignant à risquer, deux heures durant, de me faire assommer par un balancier, m’a fait sentir pour la première fois pour combien au juste je comptais : à savoir zéro. Par la suite, toutes sortes de petites choses m’ont rafraîchi la mémoire à ce sujet. Exemple : dans une autre usine, on ne pouvait entrer qu’au signal d’une sonnerie, dix minutes avant l’heure ; mais avant la sonnerie, une petite porte pratiquée dans le grand portail était ouverte. Les chefs arrivés en avance passaient par là ; les ouvrières — moi-même plus d’une fois parmi elles — attendaient bien patiemment dehors, devant cette porte ouverte, même sous une pluie battante. Etcetera

Sans doute on peut prendre le parti de se défendre fermement, au risque de changer de place ; mais celui qui prend ce parti, il y a bien des chances pour qu’il ne le tienne pas longtemps, et dès lors mieux vaut commencer par ne pas le prendre. Actuellement, dans l’industrie, pour qui n’a pas de certificats de chef ou de bon professionnel, chercher une place — errer de boîte en boîte en se livrant à des calculs avant d’oser acheter un billet de métro, stationner indéfiniment devant les bureaux d’embauche, être repoussé et revenir jour après jour — c’est une expérience où on laisse une bonne partie de sa fierté. Du moins je l’ai observé autour de moi et d’abord sur moi-même. Je reconnais qu’on peut en conclure purement et simplement que je n’ai rien dans le ventre ; je me le suis dit à moi-même plus d’une fois.

En tout cas ces souvenirs me font trouver tout à fait normale la réponse de votre ouvrier communiste. Je dois vous l’avouer, ce que vous m’avez dit à ce sujet m’est resté sur le cœur. Que vous ayez, vous, autrefois, fait preuve de plus de courage envers des chefs, cela ne vous donne pas le droit de le juger. Non seulement les difficultés économiques n’étaient pas comparables, mais encore