Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

possibles entre lui et moi, et je le traite à mon tour en supérieur, c’est-à-dire que je subis son pouvoir comme je subirais le froid ou la pluie. Un aussi mauvais caractère est peut-être exceptionnel ; cependant soit fierté, soit timidité, soit mélange des deux, j’ai toujours vu que le silence est à l’usine un phénomène général. J’en sais des exemples bien frappants.

Si je vous ai proposé d’établir une boîte à suggestions concernant non plus la production, mais le bien-être des ouvriers, c’est que cette idée m’était venue à l’usine. Un pareil procédé éviterait tout risque d’humiliation — vous me direz que vous recevez toujours bien les ouvriers, mais savez-vous vous-même si vous n’avez pas vous aussi des moments d’humeur ou des ironies déplacées ? — il constituerait une invitation formelle de la part de la direction, et puis, rien qu’à voir la boîte dans l’atelier, on aurait un peu moins l’impression de compter pour rien.

J’ai tiré en somme deux leçons de mon expérience. La première, la plus amère et la plus imprévue, c’est que l’oppression, à partir d’un certain degré d’intensité, engendre non une tendance à la révolte, mais une tendance presque irrésistible à la plus complète soumission. Je l’ai constaté sur moi-même, moi qui pourtant, vous l’avez deviné, n’ai pas un caractère docile ; c’est d’autant plus concluant. La seconde, c’est que l’humanité se divise en deux catégories, les gens qui comptent pour quelque chose et les gens qui comptent pour rien. Quand on est dans la seconde, on en arrive à trouver naturel de compter pour rien — ce qui ne veut certes pas dire qu’on ne souffre pas. Moi, je le trouvais naturel. Tout comme, malgré moi, j’en arrive à trouver à présent presque naturel de compter pour quelque chose. (Je dis malgré moi, car je m’efforce de réagir ; tant j’ai honte de compter pour quelque chose, dans une organisation sociale qui foule aux pieds l’humanité.) La question, pour l’instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver dans le cadre d’une usine à ce que les ouvriers comptent et aient conscience de compter pour quelque chose. Il ne suffit pas à cet effet qu’un chef s’efforce d’être bon pour eux ; il faut bien autre chose.

À mon sens, il faudrait d’abord à cet effet qu’il soit bien entendu entre le chef et les ouvriers que cet état de choses, dans lequel eux et tant d’autres comptent pour rien, ne peut être considéré comme normal ; que les choses