Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/151

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ne sont pas acceptables telles qu’elles sont. Certes, au fond, chacun le sait bien ; mais de part et d’autre personne n’ose y faire la moindre allusion — et, soit dit tout à fait en passant, quand un article y fait allusion, il n’est pas inséré dans le journal… Il faudrait qu’il soit bien entendu aussi que cet état de choses est dû à des nécessités objectives, et essayer de les tirer un peu au clair. L’enquête que j’imaginais devait avoir pour complément dans mon esprit (je ne sais si je l’ai marqué dans le papier que vous avez entre les mains) des exposés de vous concernant les obstacles aux améliorations demandées (organisation, rendement, etc.). Dans certains cas, des exposés d’ordre plus général seraient à y joindre. La règle de ces échanges de vues devrait être une égalité totale entre les interlocuteurs, une franchise et une clarté complètes de part et d’autre. Si on pouvait en arriver là, ce serait déjà à mes yeux un résultat. Il me semble que n’importe quelle souffrance est moins accablante, risque moins de dégrader, quand on conçoit le mécanisme des nécessités qui la causent ; et que c’est une consolation de la sentir comprise et dans une certaine mesure partagée par ceux qui ne la subissent pas. De plus, on peut peut-être obtenir des améliorations.

Je suis convaincue aussi que de ce côté seulement on peut trouver un stimulant intellectuel pour les ouvriers. Il faut toucher pour intéresser. À quel sentiment faire appel pour toucher des hommes dont la sensibilité est quotidiennement heurtée et comprimée par l’asservissement social ? Il faut, je crois, passer par le sentiment même qu’ils ont de cet asservissement. Je peux me tromper, à vrai dire. Mais ce qui me confirme dans cette opinion, c’est qu’on ne trouve en général que deux espèces d’ouvriers qui s’instruisent tout seuls : ou des hommes désireux de monter en grade, ou des révoltés. J’espère que cette remarque ne vous fera pas peur.

Si, par exemple, au cours de ces échanges de vues, l’ignorance des ouvriers arrivait à être reconnue d’un commun accord comme constituant l’un des obstacles à une organisation plus humaine, ne serait-ce pas là la seule introduction possible à une série d’articles de véritable vulgarisation ? La recherche d’une véritable méthode de vulgarisation — chose complètement inconnue jusqu’à nos jours — est une de mes préoccupations dominantes, et à cet égard la tentative que je vous propose me serait peut-être infiniment précieuse.