Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/153

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coups de sonde. Dans mon esprit, l’article que vous avez refusé devait constituer l’un de ces coups de sonde. Il serait trop long de vous exposer par écrit comment.

À propos du journal, j’ai le sentiment de vous avoir très mal expliqué ce qu’il y a de mauvais dans les passages que je vous ai reprochés (récits de repas confortables, etc.).

Je vais me servir d’une comparaison. Les murs d’une chambre, même pauvre et nue, n’ont rien de pénible à regarder ; mais si la chambre est une cellule de prison, chaque regard sur le mur est une souffrance. Il en est exactement de même pour la pauvreté, quand elle est liée à une subordination et à une dépendance complètes. Comme l’esclavage et la liberté sont de simples idées, et que ce sont les choses qui font souffrir, chaque détail de la vie quotidienne où se reflète la pauvreté à laquelle on est condamné fait mal ; non pas à cause de la pauvreté, mais à cause de l’esclavage. À peu près, j’imagine, comme le bruit des chaînes pour les forçats d’autrefois. C’est ainsi aussi que font mal toutes les images du bien-être dont on est privé, quand elles se présentent de manière à rappeler qu’on en est privé ; parce que ce bien-être implique aussi la liberté. L’idée d’un bon repas dans un cadre agréable était pour moi, l’an dernier, quelque chose de poignant comme l’idée des mers et des plaines pour un prisonnier, et pour les mêmes raisons. J’avais des aspirations au luxe que je n’ai éprouvées ni avant ni depuis. Vous pouvez supposer que c’est parce que maintenant je les satisfais dans une certaine mesure. Mais non ; entre nous soit dit, je n’ai pas beaucoup changé ma manière de vivre depuis l’an dernier. Il m’a paru tout à fait inutile de perdre des habitudes que je me trouverai presque sûrement un jour ou l’autre dans le cas de devoir reprendre, soit volontairement, soit par contrainte, et que je puis conserver sans grand effort. L’an dernier, la privation la plus insignifiante par elle-même me rappelait toujours un peu que je ne comptais pas, que je n’avais droit de cité nulle part, que j’étais au monde pour me soumettre et obéir. Voilà pourquoi il n’est pas vrai que le rapport entre votre niveau de vie et celui des ouvriers soit analogue au rapport entre le vôtre et celui d’un millionnaire ; dans un cas il y a différence de degré, dans l’autre de nature. Et voilà pourquoi, quand vous avez l’occasion de faire un « gueuleton », il faut en jouir et vous taire.

Il est vrai que, quand on est pauvre et dépendant, on a