Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/152

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Bien sûr, tout cela comporte un risque. Retz disait que le Parlement de Paris avait provoqué la Fronde en levant le voile qui doit recouvrir les rapports entre les droits des rois et ceux des peuples, « droits qui ne s’accordent jamais si bien que dans le silence ». Cette formule peut s’étendre à toute espèce de domination. Si vous ne réussissiez qu’à demi dans une telle tentative, il en résulterait que les ouvriers continueraient à compter pour rien, tout en cessant de le trouver naturel ; ce qui serait un mal pour tout le monde. Courir ce risque, ce serait sans aucun doute pour vous assumer une grosse responsabilité. Mais vous refuser à le courir, ce serait aussi assumer une grosse responsabilité. Tel est l’inconvénient de la puissance.

À mon avis d’ailleurs vous vous exagérez ce risque. Vous semblez craindre de modifier le rapport de forces qui soumet les ouvriers à votre domination. Mais cela me paraît impossible. Deux choses seulement peuvent le modifier : ou le retour d’une prospérité économique assez grande pour que la main-d’œuvre manque, ou un mouvement révolutionnaire. Les deux sont tout à fait improbables dans un avenir prochain. Et, s’il se produisait un mouvement révolutionnaire, ce serait un souffle surgi soudain des grands centres et qui balayerait tout ; ce que vous pouvez faire ou ne pas faire à R. n’a aucune prise sur les phénomènes de cette envergure. Mais dans la mesure où on peut prédire en cette matière, il ne se produira rien de pareil, à moins peut-être d’une guerre malheureuse. Pour moi, je connais quelque peu de l’intérieur, d’une part le mouvement ouvrier français, d’autre part les masses ouvrières de la région parisienne ; et j’ai acquis la conviction, fort triste pour moi, que non seulement la capacité révolutionnaire, mais plus généralement la capacité d’action de la classe ouvrière française est à peu près nulle. Je crois que les bourgeois seuls peuvent se faire illusion à ce sujet. Nous en reparlerons, si vous voulez.

La tentative que je vous propose se ferait étape par étape ; vous seriez maître, à n’importe quel moment, de tout retirer et de serrer la vis. Les ouvriers n’auraient qu’à se soumettre, avec seulement plus d’amertume au cœur. Que voulez-vous qu’ils fassent d’autre ? Mais je reconnais que ce risque est encore suffisamment sérieux.

À vous de savoir si le risque vaut la peine d’être couru. Moi-même il me paraîtrait ridicule de se lancer à l’aveugle. Il faudrait au préalable tâter le terrain par une série de