Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/168

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la croyance en un choix susceptible d’être arbitraire. La règle la plus absurde en elle-même, mais fixe, serait un progrès à cet égard, ou encore, l’organisation d’un procédé de contrôle quelconque permettant aux ouvriers de se rendre compte que le choix n’est pas arbitraire. Bien sûr, vous êtes seul juge des possibilités. En tout cas, comment ne considérerais-je pas les hommes placés dans cette situation morale comme des opprimés ? Ce qui n’implique pas nécessairement que vous soyez un oppresseur.




Monsieur[1],

J’ai attendu de jour en jour, pour vous écrire, de pouvoir vous fixer une date. Je n’ai pas eu jusqu’ici la possibilité de le faire, parce que je n’ai pas été bien du tout tous ces temps-ci. Or, passer toute une journée à visiter une usine, c’est fatigant ; et ce ne peut être profitable que si on est capable de conserver jusqu’au soir sa lucidité et sa présence d’esprit.

Je viendrai, sauf avis contraire, le vendredi 12 juin, à 7 h. 40 comme convenu.

Je vous apporterai un nouveau papier sur une autre tragédie de Sophocle. Mais je ne vous le laisserai que si vous pouvez trouver des dispositions typographiques satisfaisantes. Car pour Antigone, j’ai quelques reproches assez sérieux à vous faire concernant la disposition typographique.

Toute réflexion faite, je ne visiterai pas de logement ouvrier. Je ne peux pas croire qu’une visite de ce genre ne risque pas de blesser ; et il faudrait des considérations bien puissantes pour m’amener à risquer de blesser des gens qui, lorsqu’on les blesse, doivent se taire et même sourire.

D’ailleurs, quand je dis qu’il y a risque de blesser, au fond je suis convaincue que les ouvriers sont effectivement blessés par des choses de ce genre, pour peu qu’ils aient pu garder quelque fierté. Supposez qu’un visiteur particulièrement curieux désire connaître les conditions de vie non seulement des ouvriers, mais aussi du directeur, et que M. M., à cet effet, lui fasse visiter votre maison. J’ai

  1. Non datée (avril-mai 1936). Voir notes pp. 152, 153, 155.