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apprenant sa mort : « Elle ne pouvait pas vivre, elle était trop instruite et elle ne mangeait pas. » Cette double constatation caractérise bien Simone. D’une part une activité cérébrale intense et continue et d’autre part la négligence à peu près totale de la vie matérielle. Déséquilibre ne pouvant aboutir qu’à une mort prématurée[1].



Quelle fut sa participation au mouvement syndical à cette époque ? Non seulement elle participa au cercle d’études de Saint-Étienne, mais elle l’aida à vivre en employant à l’achat de livres sa prime d’agrégation qu’elle considérait comme un privilège intolérable. Elle renforça la caisse de solidarité des mineurs, car elle avait décidé de vivre avec cinq francs par jour, prime allouée aux chômeurs du Puy. Elle milita dans le syndicat des instituteurs de la Haute-Loire, où elle se rapprochait du groupe de l’« École émancipée ». Au Puy, elle se mêla à une délégation de chômeurs, ce qui lui valut une belle campagne de presse et des ennuis avec son administration. Et, par-dessus tout, elle mit au point, après maintes discussions avec des militants, ses réflexions sur l’évolution de la société dans un article paru dans la Révolution prolétarienne d’août 1933, sous le titre général de « Perspectives ». Cette étude — portant en sous-titre « Allons-nous vers une révolution prolétarienne » — donne une idée précise de ce que Simone entendait par socialisme qui est la « souveraineté économique des travailleurs et non pas celle de la machine bureaucratique et militaire de l’État ». Le problème est de savoir si, l’organisation du travail étant ce qu’elle est, les travailleurs vont vers cette souveraineté. Contrairement à une espèce de credo révolutionnaire qui veut que la classe ouvrière soit la remplaçante du capitalisme, Simone voit poindre une nouvelle forme d’oppression, « l’oppression au nom de la fonction ». « On ne voit pas, écrit-elle, comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique. » Le danger de cette dictature bureaucratique s’est précisé depuis, ainsi qu’en témoigne Burnham dans son livre sur les managers. Ces constatations d’une clairvoyance si pessimiste qu’elle craint qu’on les taxe de défaitisme sont-elles une raison de désespérer et d’abandonner la lutte ? Pour elle, il n’en est pas

  1. Mon mari rencontra il y a quelque temps un groupe important de nos anciens camarades mineurs. Il me raconta qu’ils furent « accablés » d’apprendre sa mort.