Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/184

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dire délicat d’en parler publiquement dans un moment pareil. En plein mouvement revendicatif, on ose difficilement suggérer de limiter volontairement les revendications. Tant pis. Chacun doit prendre ses responsabilités. Je pense, pour moi, que le moment serait favorable, si on savait l’utiliser, pour constituer le premier embryon d’un contrôle ouvrier. Les patrons ne peuvent pas accorder des satisfactions illimitées, c’est entendu ; que du moins ils ne soient plus seuls juges de ce qu’ils peuvent ou disent pouvoir. Que partout où les patrons invoquent comme motif de résistance la nécessité de boucler le budget, les ouvriers établissent une commission de contrôle des comptes constituée par quelques-uns d’entre eux, un représentant du syndicat, un technicien membre d’une organisation ouvrière. Pourquoi, là où l’écart entre leurs revendications et les offres du patronat est grand, n’accepteraient-ils pas de réduire considérablement leurs prétentions jusqu’à ce que la situation de l’entreprise s’améliore, et sous la condition d’un contrôle syndical permanent ? Pourquoi même ne pas prévoir dans le contrat collectif, pour les entreprises qui seraient au bord de la faillite, une dérogation possible aux clauses qui concernent les salaires, sous la même condition ? Il y aurait alors enfin et pour la première fois, à la suite d’un mouvement ouvrier, une transformation durable dans le rapport des forces. Ce point vaut la peine d’être sérieusement médité par les militants responsables.

Un autre problème, qui concerne plus particulièrement les bagnes de la mécanique, est lui aussi à considérer. C’est la répercussion des nouvelles conditions de salaires sur la vie quotidienne à l’atelier. Tout d’abord, l’inégalité entre les catégories sera-t-elle intégralement maintenue ou diminuée ? Il serait déplorable de la maintenir. L’effacer serait un soulagement, un progrès prodigieux quant à l’amélioration des rapports entre ouvriers. Si on se sent seul dans une usine, et on s’y sent très seul, c’est en grande partie à cause de l’obstacle qu’apporte aux rapports de camaraderie de petites inégalités, grandes par rapport à ces maigres salaires. Celui qui gagne un peu moins jalouse celui qui gagne un peu plus. Celui qui gagne un peu plus méprise celui qui gagne un peu moins. C’est ainsi. Ce n’est pas ainsi pour tous, mais c’est ainsi pour beaucoup. On ne peut pas sans doute encore établir l’égalité, mais du moins on peut diminuer considérablement les différences. Il faut le faire. Mais ce qui me paraît le plus grave, le voici. On