Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/185

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aura, pour chaque catégorie, un salaire minimum. Mais le travail aux pièces est maintenu. Que se passera-t-il alors en cas de « bons coulés », c’est-à-dire au cas où le salaire calculé en fonction des pièces exécutées est inférieur au salaire minimum ? La patron réglera la différence, c’est entendu. La fatigue, le manque de vivacité, la malchance de tomber sur du « mauvais boulot » ou de travailler sur une machine détraquée ne seront plus automatiquement punis par un abaissement presque illimité des salaires. On ne verra plus une ouvrière gagner douze francs dans une journée parce qu’elle aura dû attendre quatre ou cinq heures qu’on ait fini de réparer sa machine. Très bien. Mais il y a à craindre alors qu’à cette injuste punition d’un salaire dérisoire se substitue une punition plus impitoyable, le renvoi. Le chef saura de quels ouvriers il a dû relever le salaire pour observer la clause du contrat, il saura quels ’ouvriers sont restés le plus souvent au-dessous du minimum. Pourra-t-on l’empêcher de les mettre à la porte pour rendement insuffisant ? Les pouvoirs du délégué d’atelier peuvent-ils s’étendre jusque-là ? Cela me paraît presque impossible, quelles que soient les clauses du contrat collectif. Dès lors, il est à craindre qu’à l’amélioration des salaires corresponde une nouvelle aggravation des conditions morales du travail, une terreur accrue dans la vie quotidienne de l’atelier, une aggravation de cette cadence du travail qui déjà brise le corps, le cœur et la pensée. Une loi impitoyable, depuis une vingtaine d’années, semble faire tout servir à l’aggravation de la cadence.

Je m’en voudrais de terminer sur une note triste. Les militants ont, en ces jours, une terrible responsabilité. Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n’ont pas, quoi qu’on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d’espérance. Ils savent bien qu’en dépit des améliorations conquises le poids de l’oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu’ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche et sans égards. Mais ce qui est illimité, c’est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. Se soumettre par force, c’est dur ; laisser croire qu’on veut bien se soumettre, c’est trop. Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assi-