Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/19

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Si nous avions raison en général, nous nous sommes trompés en ce qui concerne Simone. D’abord, elle mena son expérience à fond et avec la plus grande honnêteté, s’isolant de sa famille, vivant dans les mêmes conditions matérielles que ses compagnes d’atelier. Les lettres qu’elle m’écrivit alors et l’article qu’elle publia à la suite des grèves de 1936 dans la Révolution prolétarienne prouvent que sa possibilité d’adaptation et son pouvoir d’ « attention », pour employer une de ses expressions, lui ont permis de saisir avec acuité le caractère inhumain du sort fait aux travailleurs, surtout les non-qualifiés, « tous ces êtres maniés comme du rebut » dont elle se sentait la sœur, ce qui chez elle n’était pas littérature. « J’ai oublié que je suis un professeur agrégé en vadrouille dans la classe ouvrière », écrivait-elle. De cette expérience elle resta marquée jusqu’à la fin de sa vie.



Elle quitta la Loire en 1934 et je ne devais plus la revoir. Je reçus d’elle encore une carte alors qu’elle était milicienne en Espagne chez les Rouges. Thévenon la revit à un congrès en 1938, à Paris. Puis ce fut la guerre. Et à la fin de la guerre, l’annonce de sa mort.



Peut-être un jour un militant ouvrier averti qui la connut aussi bien que nous éprouvera-t-il le besoin de tirer les enseignements de ses diverses expériences sociales. Pour moi qui ai toujours vécu à l’intérieur du mouvement syndical sans y militer — je voudrais simplement porter témoignage du souvenir que Simone Weil a laissé aux quelques copains avec lesquels elle vécut en confiance dans une atmosphère de chaude camaraderie. Plusieurs ont été des militants ou le sont encore. Tous se souviennent des discussions qu’ils eurent avec elle, de son exigence, de la rigueur impitoyable avec laquelle elle obligeait à penser, et plus d’une fois leur pensée se tourne encore vers cette Simone toujours insatisfaite.

Je voudrais dire aussi la chance qu’ont eue ceux qui la connurent et l’apprécièrent ; comme il faisait bon près d’elle quand on avait sa confiance. Un de ses amis m’écrivait il y a peu de temps qu’elle fut « plus poète dans sa vie que dans ses œuvres ». C’est vrai. Elle était simple, et bien que sa culture générale fût tellement supérieure à la nôtre nous avions avec elle de longues conversations sur un ton fraternel, nous la plaisantions, elle riait avec nous, nous demandait de chanter (et pas toujours des choses très orthodoxes). Elle-même, assise au pied d’un petit lit de fer dans une