Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/20

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chambre sans beauté qui ne comportait pas d’autres meubles, nous récitait parfois des vers grecs auxquels nous ne comprenions rien, mais qui nous réjouissaient quand même à cause du plaisir qu’elle y prenait. Enfin, un sourire, un coup d’œil faisaient de nous ses complices dans certaines situations cocasses. Ce côté de son caractère qui n’apparaissait pas souvent à cause du sérieux avec lequel elle envisageait d’ordinaire toutes choses avait un charme inoubliable.

Non moins séduisante était son absence de conformisme, et le souffle de liberté qu’elle portait avec elle. Encore fallait-il l’apprécier. Toutes ces manifestations qui nous la rendaient chère lui valurent d’irréductibles hostilités. Aussi est-ce une joie profonde pour nous de l’avoir aimée quand il en était temps.

Car enfin, s’il est relativement facile de l’admirer et de comprendre sa grandeur lorsque, dans la solitude d’un cabinet de travail, un livre ouvert devant soi, plus rien ne cache sa pensée profonde, il faut bien reconnaître que bon nombre de ceux qui sont passés près d’elle n’ont même pas soupçonné l’être exceptionnel qu’elle fut. Pourtant, à ceux qui l’ont bien connue et aimée alors qu’elle était incroyante, puis l’ont retrouvée si profondément religieuse, sa vie apparaît avec une unité parfaite, malgré son changement apparent. Le mouvement qui la poussait à se considérer et à se traiter comme le plus déshérité des déshérités est contraire à l’aspiration normale d’un être humain ordinaire. Il procède à la fois du désir de connaître le malheur — ce qui est gratuit —, de le traduire, ce qui peut être efficace et du sentiment de justice absolue : je n’ai droit à rien, puisque tant d’autres êtres n’ont droit à rien. Or, cette tendance était très nette et facilement décelable. C’est elle qui la faisait vivre avec l’allocation d’un chômeur en 1933, et qui la fit mourir de privations et de maladie, seule, sur un lit d’hôpital à Londres en 1943. Si cruelle qu’elle soit pour nous, cette mort est la conclusion logique de la vie que Simone avait choisie. Comme le dit Albert Camus, c’est une voie solitaire : la voie de Simone Weil.

Lorsqu’il m’est arrivé de parler de Simone Weil à mes amis, deux réflexions ont presque toujours été faites : « C’était une sainte » ou bien alors : « À quoi sert une vie comme la sienne ? » En vérité, je ne sais si elle était une sainte, mais beaucoup de révolutionnaires — parmi les meilleurs — ont ce détachement des biens matériels et ce désir de faire corps avec les plus malheureux. On devient révolutionnaire par le cœur d’abord. Chez Simone, cet état d’esprit se haussait au niveau d’un principe rigoureux. Quant à savoir « à quoi a servi sa vie », c’est la question essentielle. Pour mon compte, je me suis souvent insurgée contre les privations qu’elle s’infligeait, contre la vie dure qu’elle s’imposait, et encore aujour-