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LETTRES À AUGUSTE DETŒUF
(1936-1937)



Cher Monsieur,

Je m’en veux beaucoup de ne pas arriver à me faire pleinement comprendre de vous, car c’est certainement de ma faute. Si mon projet doit se réaliser un jour — le projet de rentrer chez vous comme ouvrière pour une durée indéterminée, afin de collaborer avec vous de cette place à des tentatives de réformes — il faudra qu’une pleine compréhension se soit établie auparavant.

J’ai été frappée de ce que vous m’avez dit l’autre jour, que la dignité est quelque chose d’intérieur qui ne dépend pas des gestes extérieurs. Il est tout à fait vrai qu’on peut supporter en silence et sans réagir beaucoup d’injustices, d’outrages, d’ordres arbitraires sans que la dignité disparaisse, au contraire. Il suffit d’avoir l’âme forte. De sorte que si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances morales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais — ce que j’aimerais bien mieux — à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?

De même je ne pourrai pas me faire comprendre tant que vous m’attribuerez, comme vous le faites évidemment, une certaine répugnance soit à l’égard du travail manuel en lui-même, soit à l’égard de la discipline et de l’obéissance en elles-mêmes. J’ai toujours eu au contraire un vif penchant pour le travail manuel (quoique je ne sois pas douée à cet égard, c’est vrai) et notamment pour les tâches les plus pénibles. Longtemps avant de travailler en usine, j’avais appris à connaître le travail des champs : foins — moisson — battage — arrachage des pommes de