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terre (de 7 h. du matin à 10 h. du soir…), et malgré des fatigues accablantes j’y avais trouvé des joies pures et profondes. Croyez bien aussi que je suis capable de me soumettre avec joie et avec le maximum de bonne volonté à toute discipline nécessaire à l’efficacité du travail, pourvu que ce soit une discipline humaine.

J’appelle humaine toute discipline qui fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit. Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.

L’obéissance telle que je l’ai pratiquée se définit par les caractères que voici. D’abord elle réduit le temps à la dimension de quelques secondes. Ce qui définit chez tout être humain le rapport entre le corps et l’esprit, à savoir que le corps vit dans l’instant présent, et que l’esprit domine, parcourt et oriente le temps, c’est cela qui a défini à cette époque le rapport entre moi et mes chefs. Je devais limiter constamment mon attention au geste que j’étais en train de faire. Je n’avais pas à le coordonner avec d’autres mais seulement à le répéter jusqu’à la minute où un ordre viendrait m’en imposer un autre. C’est un fait bien connu que lorsque le sentiment du temps se borne à l’attente d’un avenir sur lequel on ne peut rien, le courage s’efface. En second lieu, l’obéissance engage l’être humain tout entier ; dans votre sphère un ordre oriente l’activité, pour moi un ordre pouvait bouleverser de fond en comble le corps et l’âme, parce que j’étais — comme plusieurs autres — presque continuellement à la limite de mes forces. Un ordre pouvait tomber sur moi dans un moment d’épuisement, et me contraindre à forcer — à forcer jusqu’au désespoir. Un chef peut imposer soit des méthodes de travail, soit des outils défectueux, soit une cadence, qui ôtent toute espèce d’intérêt aux heures passées hors de l’usine, par l’excès de la fatigue. De légères différences de salaires peuvent aussi, dans certaines situations, affecter la vie elle-même. Dans ces conditions, on dépend tellement des chefs qu’on ne peut pas ne pas les craindre, et — encore un aveu pénible — il faut un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité. En troisième lieu, cette discipline ne fait appel, en fait de mobiles, qu’à l’intérêt sous sa forme la plus sor-