Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/204

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ils y ont risqué ce qu’ils avaient d’argent ; ils ont probablement peiné longtemps et durement, avec de graves soucis ; ils se sont débattus pendant des années contre tout le monde : leurs concurrents, leurs fournisseurs, leurs clients, leur personnel. Ils ont été formés à regarder le monde comme composé d’ennemis, à ne pouvoir compter sur personne, que sur quelques employés exceptionnels, dont, la plupart du temps, ils trouvaient le dévouement naturel. Ils ont l’impression de n’avoir jamais rien demandé à personne, de n’avoir jamais désiré qu’une chose, c’est qu’on leur fiche la paix ; qu’on les laisse se débrouiller. Se débrouiller, en roulant quelquefois celui-ci, en écrasant quelquefois celui-là, il est vrai. Mais sans remords, sans l’ombre d’un souci, puisqu’ils appliquent la règle commune ; puisqu’ils jouent le jeu ; puisque personne ne leur a appris qu’il y a une solidarité sociale ; puisque personne autour d’eux ne la pratique. Ils sont assurés d’avoir fait leur devoir, en essayant de gagner de l’argent ; et ils accueillent volontiers cette idée supplémentaire qu’en défendant leur peau, ce qui est leur principale raison d’agir, ils enrichissent la collectivité, et rendent service à la nation. Ils en sont d’autant plus convaincus, qu’ils ont vu, à côté d’eux, des gens gagner plus d’argent qu’eux en se bornant à jouer des rôles de commissionnaires, d’intermédiaires, à spéculer et quelquefois à escroquer l’épargne, sans être punis.

Ajoutez à cela que les dernières années de ce régime les ont persuadés que, seules, la menace et la violence réussissent ; qu’en criant assez fort, qu’en se montrant assez indisciplinés vis-à-vis de l’État, qu’en affirmant qu’on entend se soustraire aux lois, on est assuré (à la condition d’être assez nombreux) non seulement de l’impunité, mais encore du succès. Et vous voudriez que, seuls, ils conservent le souci de ne pas créer de difficultés au Gouvernement, à un Gouvernement appuyé par un parti qui envisage leur totale dépossession !

Je ne vous dis pas ici que leurs raisons soient valables, que leur sentiment soit juste ; je vous demande seulement de constater qu’à moins d’être au-dessus de l’humanité, ils ne peuvent guère penser autrement.

Lorsqu’ils parlent de « crever », lorsqu’ils disent « qu’ils n’ont plus rien à perdre », pour une part, ils exagèrent ; ils cherchent à la fois, à trouver chez le confrère cet appui qui leur a toujours manqué, et à le convaincre qu’ils ont plus d’énergie et d’esprit collectif qu’ils n’en ont réellement.