Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/214

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la camaraderie est mêlée d’une nuance très nette de condescendance, et souvent les ouvriers les traitent un peu comme des supérieurs hiérarchiques. Cette séparation est d’autant plus accentuée que les délégués négligent souvent de rendre compte de leurs démarches. Enfin, comme ils sont pratiquement irresponsables, du fait qu’ils sont élus pour un an, et comme ils usurpent en fait des fonctions proprement syndicales, ils en arrivent tout naturellement à dominer le syndicat. Ils ont la possibilité d’exercer sur les ouvriers syndiqués ou non une pression considérable, et c’est eux qui déterminent en fait l’action syndicale, du fait qu’ils peuvent à volonté provoquer des heurts, des conflits, des débrayages et presque des grèves.



Conclusion.


Toutes ces remarques concernent le Nord, mais il y a à coup sûr un état de choses plus ou moins général, qui se reproduit à des degrés différents un peu dans tous les coins de la France. Il importe donc d’en tirer quelques conclusions pratiques pour l’action syndicale.

1o L’état d’exaspération contenue et silencieuse dans lequel se trouvent un peu partout un certain nombre de chefs, de directeurs d’usines, de patrons, rend toute grève extrêmement dangereuse dans la période actuelle. Là où les chefs et patrons sont encore décidés à supporter bien des choses pour éviter la grève, il pourra se faire que la grève une fois déclenchée les amène brusquement à la résolution farouche de briser le syndicat même au risque de couler leur usine. Or quand un patron en est arrivé là, il a toujours le pouvoir de briser le syndicat en infligeant aux ouvriers les souffrances de la faim. Il ne peut être retenu que par la crainte d’être exproprié ; mais cette crainte, qu’on éprouvait en juin, n’existe plus, d’une part parce qu’on sait que le gouvernement ne réquisitionne pas les usines, d’autre part parce que les patrons réussissent de mieux en mieux à séparer les techniciens des ouvriers. Même une grève en apparence victorieuse, si elle est longue, peut être funeste au syndicat, comme on l’a vu chez Sautter-Harlé, et comme on risque de le voir dans le Nord ; car le patron, après la reprise du travail, peut toujours procéder à des licenciements massifs, sans que les ouvriers, épuisés par la grève, aient la force de réagir.