Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/229

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qui peut se chiffrer en francs et en centimes. Elle n’hésite jamais à sacrifier des vies humaines à des chiffres qui font bien sur le papier, chiffres de budget national ou de bilans industriels. Nous subissons tous un peu la contagion de cette idée fixe, nous nous laissons également hypnotiser par les chiffres. C’est pourquoi, dans les reproches que nous adressons au régime économique, l’idée de l’exploitation, de l’argent extorqué pour grossir les profits, est presque la seule que l’on exprime nettement. C’est une déformation d’esprit d’autant plus compréhensible que les chiffres sont quelque chose de clair, qu’on saisit du premier coup, tandis que les choses qu’on ne peut pas traduire en chiffres demandent un plus grand effort d’attention. Il est plus facile de réclamer au sujet du chiffre marqué sur une feuille de paie que d’analyser les souffrances subies au cours d’une journée de travail. C’est pourquoi la question des salaires fait souvent oublier d’autres revendications vitales. Et on arrive même à considérer la transformation du régime comme définie par la suppression de la propriété capitaliste et du profit capitaliste comme si cela était équivalent à l’instauration du socialisme.

Eh bien, c’est là une lacune extrêmement grave pour le mouvement ouvrier, car il y a bien autre chose que la question des profits et de la propriété dans toutes les souffrances subies par la classe ouvrière du fait de la société capitaliste.


L’ouvrier ne souffre pas seulement de l’insuffisance de la paie. Il souffre parce qu’il est relégué par la société actuelle à un rang inférieur, parce qu’il est réduit à une espèce de servitude. L’insuffisance des salaires n’est qu’une conséquence de cette infériorité et de cette servitude. La classe ouvrière souffre d’être soumise à la volonté arbitraire des cadres dirigeants de la société, qui lui imposent, hors de l’usine, son niveau d’existence, et, dans l’usine, ses conditions de travail. Les souffrances subies dans l’usine du fait de l’arbitraire patronal pèsent autant sur la vie d’un ouvrier que les privations subies hors de l’usine du fait de l’insuffisance de ses salaires.

Les droits que peuvent conquérir les travailleurs sur le lieu du travail ne dépendent pas directement de la propriété ou du profit, mais des rapports entre l’ouvrier et la machine, entre l’ouvrier et les chefs, et de la puissance