Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/228

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les innovations successives dont est fait le progrès industriel ; tandis que si on se place du point de vue ouvrier, l’étude de la rationalisation fait partie d’un très grand problème, le problème d’un régime acceptable dans les entreprises industrielles. Acceptable pour les travailleurs, bien entendu ; et c’est surtout sous ce dernier aspect que nous devons envisager la rationalisation, car si l’esprit du syndicalisme se différencie de l’esprit qui anime les milieux dirigeants de notre société, c’est surtout parce que le mouvement syndical s’intéresse encore plus au producteur qu’à la production, contrairement à la société bourgeoise qui s’intéresse surtout à la production plutôt qu’au producteur.

Le problème du régime le plus désirable dans les entreprises industrielles est un des plus importants, peut-être même le plus important, pour le mouvement ouvrier. Il est d’autant plus étonnant qu’il n’ait jamais été posé. À ma connaissance, il n’a pas été étudié par les théoriciens du mouvement socialiste, ni Marx ni ses disciples ne lui ont consacré aucun ouvrage, et dans Proudhon on ne trouve que des indications à cet égard. Les théoriciens étaient peut-être mal placés pour traiter ce sujet, faute d’avoir été eux-mêmes au nombre des rouages d’une usine.

Le mouvement ouvrier lui-même, qu’il s’agisse du syndicalisme ou des organisations ouvrières qui ont précédé les syndicats, n’a pas songé non plus à traiter largement les différents aspects de ce problème. Bien des raisons peuvent l’expliquer, notamment les préoccupations immédiates, urgentes, quotidiennes qui s’imposent souvent d’une manière trop impérieuse aux travailleurs pour leur laisser le loisir de réfléchir aux grands problèmes. D’ailleurs, ceux qui, parmi les militants ouvriers, restent soumis à la discipline industrielle, n’ont guère la possibilité ni le goût d’analyser théoriquement la contrainte qu’ils subissent chaque jour : ils ont besoin de s’évader ; et ceux qui sont investis de fonctions permanentes ont souvent tendance à oublier, au milieu de leur activité quotidienne, qu’il y a là une question urgente et douloureuse.

De plus, il faut bien le dire, nous subissons tous une certaine déformation qui vient de ce que nous vivons dans l’atmosphère de la société bourgeoise, et même nos aspirations vers une société meilleure s’en ressentent. La société bourgeoise est atteinte d’une monomanie : la monomanie de la comptabilité. Pour elle, rien n’a de valeur que ce