Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/240

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cation, simplement en organisant cette police des ateliers. Imaginons, d’autre part, une usine où l’on travaillerait sept heures par jour pour trente francs, et où le patron déciderait un beau jour de faire travailler quatorze heures par jour pour quarante francs. Les ouvriers ne considéreraient pas qu’ils y gagnent, et certainement se mettraient immédiatement en grève. Pourtant, cela revient exactement au système Taylor. En travaillant quatorze heures par jour au lieu de sept, on se fatiguerait au moins deux fois plus. Je suis même convaincue qu’à partir d’une certaine limite, il est beaucoup plus grave pour l’organisme humain d’augmenter la cadence comme Taylor que d’augmenter la durée du travail.

Quand Taylor a instauré son système, il y a eu certaines réactions de la part des ouvriers. En France, les syndicats ont vivement réagi au début de l’introduction de ce système dans les usines françaises. Il y a eu des articles de Pouget, de Merrheim, comparant la rationalisation à un nouvel esclavage. En Amérique, il y a eu des grèves. Finalement, ce système a tout de même triomphé et a été pour beaucoup dans le développement des industries de guerre ; ce qui a fait penser que la guerre était pour beaucoup dans ce triomphe de la rationalisation.

Le grand argument de Taylor, c’est que ce système sert les intérêts du public, c’est-à-dire des consommateurs. Évidemment, l’augmentation de la production peut leur être favorable quand il s’agit de denrées alimentaires, du pain, du lait, de la viande, du beurre, du vin, de l’huile, etc. Mais ce n’est pas cette production qui augmente avec le système Taylor ; d’une manière générale, ce n’est pas ce qui sert à satisfaire les principaux besoins de l’existence. Ce qui a été rationalisé, c’est la mécanique, le caoutchouc, le textile, c’est-à-dire essentiellement ce qui produit le moins d’objets consommables. La rationalisation a surtout servi à la fabrication des objets de luxe et à cette industrie doublement de luxe qu’est l’industrie de guerre, qui non seulement ne bâtit pas, mais détruit. Elle a servi à accroître considérablement le poids des travailleurs inutiles, de ceux qui fabriquent des choses inutiles ou de ceux qui ne fabriquent rien et qui sont employés dans les services de publicité et autres entreprises de ce genre, plus ou moins parasitaires. Elle a accru formidablement le poids des industries de guerre, qui, à elles seules, dépassent toutes les autres par leur importance et leurs