Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/244

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coup d’usines une négligence incroyable de leur part vis-à-vis des problèmes techniques et des problèmes d’organisation, parce qu’ils savaient qu’ils pouvaient toujours faire réparer leurs fautes par les ouvriers en augmentant un peu plus la cadence.

Taylor a toujours soutenu que le système était admirable parce qu’on pouvait trouver scientifiquement non seulement les meilleurs procédés de travail et les temps nécessaires pour chaque opération, mais encore la limite de la fatigue au delà de laquelle il ne fallait pas faire aller un travailleur.

Depuis Taylor, une branche spéciale de la science s’est développée en ce sens : c’est ce qu’on appelle la psychotechnique, qui permet de définir les meilleures conditions psychologiques possibles pour tel ou tel travail, de mesurer la fatigue, etc.

Alors les industriels, grâce à la psychotechnique, peuvent dire qu’ils ont la preuve qu’ils ne font pas souffrir leurs ouvriers. Il leur suffit d’invoquer l’autorité de savants.

Mais la psychotechnique est encore imparfaite. Elle vient d’être créée. Et même serait-elle parfaite, elle n’atteindrait jamais les facteurs moraux ; car la souffrance à l’usine consiste surtout à trouver le temps long ; mais elle ne s’arrête pas là. Et jamais d’ailleurs aucun psychotechnicien n’arrivera à préciser dans quelle mesure un ouvrier trouve le temps long. C’est l’ouvrier lui-même qui peut le dire.

Ce qui est encore plus grave, c’est ça : il faut se méfier des savants, parce que la plupart du temps ils ne sont pas sincères. Rien n’est plus facile pour un industriel que d’acheter un savant, et lorsque le patron est l’État rien n’est plus facile pour lui que d’imposer telle ou telle règle scientifique. On le voit en ce moment en Allemagne où l’on découvre subitement que les graisses ne sont pas aussi nécessaires qu’on le pensait à l’alimentation humaine. On pourrait de même découvrir qu’il est plus facile à un ouvrier de faire deux mille pièces que mille. Les travailleurs ne doivent donc pas avoir confiance dans les savants, les intellectuels ou les techniciens pour régler ce qui est pour eux d’une importance vitale. Ils peuvent bien entendu prendre leurs conseils, mais ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, et s’ils s’aident de la science ça devra être en l’assimilant eux-mêmes.


Ici s’arrête le texte qui a pu être recueilli.