Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

demande si cela se voit chez des manœuvres spécialisés.

Je tiens le coup, quand même. Et je ne regrette pas une minute de m’être lancée dans cette expérience. Bien au contraire, je m’en félicite infiniment toutes les fois que j’y pense. Mais, chose bizarre, j’y pense rarement. J’ai une faculté d’adaptation presque illimitée, qui me permet d’oublier que je suis un « professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière, de vivre ma vie actuelle comme si j’y étais destinée depuis toujours (et, en un sens, c’est bien vrai) et que cela devait toujours durer, comme si elle m’était imposée par une nécessité inéluctable et non par mon libre choix.

Je te promets pourtant que quand je ne tiendrai plus le coup j’irai me reposer quelque part — peut-être chez vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je m’aperçois que je n’ai rien dit des compagnons de travail. Ça sera pour une autre fois. Mais ça aussi, c’est difficile à exprimer… On est gentil, très gentil. Mais de vraie fraternité, je n’en ai presque pas senti. Une exception : le magasinier du magasin des outils, ouvrier qualifié, excellent ouvrier, et que j’appelle à mon secours toutes les fois que je suis réduite au désespoir par un travail que je n’arrive pas à bien faire, parce qu’il est cent fois plus gentil et plus intelligent que les régleurs (lesquels ne sont que des manœuvres spécialisés). Il y a pas mal de jalousie parmi les ouvrières, qui se font en fait concurrence, du fait de l’organisation de l’usine. Je n’en connais que 3 ou 4 pleinement sympathiques. Quant aux ouvriers, quelques-uns semblent très chics. Mais il y en a peu là où je suis, en dehors des régleurs, qui ne sont pas des vrais copains. J’espère changer d’atelier dans quelque temps, pour élargir mon champ d’expérience.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Allons, au revoir. Réponds-moi bientôt.

S. W.




Ma chère Albertine,

Je crois sentir que tu as mal interprété mon silence. Tu crois, semble-t-il, que je suis embarrassée pour m’exprimer