Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/26

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franchement. Non, nullement ; c’est l’effort d’écrire, simplement, qui était trop lourd. Ce que ta grande lettre a remué en moi, c’est l’envie de te dire que je suis profondément avec toi, que c’est de ton côté que me porte tout mon instinct de fidélité à l’amitié.

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Mais avec tout ça je comprends des choses que peut-être tu ne comprends pas, parce que tu es trop différente. Vois-tu, tu vis tellement dans l’instant — et je t’aime pour ça — que tu ne te représentes pas peut-être ce que c’est que de concevoir toute sa vie devant soi, et de prendre la résolution ferme et constante d’en faire quelque chose, de l’orienter d’un bout à l’autre par la volonté et le travail dans un sens déterminé. Quand on est comme ça — moi, je suis comme ça, alors je sais ce que c’est — ce qu’un être humain peut vous faire de pire au monde, c’est de vous infliger des souffrances qui brisent la vitalité et par conséquent la capacité de travail.

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Je ne sais que trop (à cause de mes maux de tête) ce que c’est que de savourer ainsi la mort tout vivant ; de voir des années s’étendre devant soi, d’avoir mille fois de quoi les remplir, et de penser que la faiblesse physique forcera à les laisser vides, que les franchir simplement jour par jour sera une tâche écrasante.

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J’aurais voulu te parler un peu de moi, je n’en ai plus le temps. J’ai beaucoup souffert de ces mois d’esclavage, mais je ne voudrais pour rien au monde ne pas les avoir traversés. Ils m’ont permis de m’éprouver moi-même et de toucher du doigt tout ce que je n’avais pu qu’imaginer. J’en suis sortie bien différente de ce que j’étais quand j’y suis entrée — physiquement épuisée, mais moralement endurcie tu comprendras en quel sens je dis ça).

Écris-moi à Paris. Je suis nommée à Bourges. C’est loin. On n’aura guère la possibilité de se voir.

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Je t’embrasse.

Simone

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