Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/254

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condition première, mais très difficile d’y penser réellement, car rien n’est plus vite recouvert par l’oubli que malheur passé. Un homme de talent peut, grâce à des récits et par l’exercice de l’imagination, deviner et décrire dans une certaine mesure du dehors ; ainsi Jules Romains a consacré à la vie d’usine un chapitre des Hommes de bonne volonté. Mais cela ne va pas très loin.

Comment abolir un mal sans avoir aperçu clairement en quoi il consiste ? Les lignes qui suivent peuvent peut-être quelque peu aider à poser au moins le problème, du fait qu’elles sont le fruit d’un contact direct avec la vie d’usine.


L’usine pourrait combler l’âme par le puissant sentiment de vie collective — on pourrait dire unanime — que donne la participation au travail d’une grande usine. Tous les bruits ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part. C’est d’autant plus enivrant que le sentiment de solitude n’en est pas altéré. Il n’y a que des bruits métalliques, des roues qui tournent, des morsures sur le métal ; des bruits qui ne parlent pas de nature ni de vie, mais de l’activité sérieuse, soutenue, ininterrompue de l’homme sur les choses. On est perdu dans cette grande rumeur, mais en même temps on la domine, parce que sur cette basse soutenue, permanente et toujours changeante, ce qui ressort, tout en s’y fondant, c’est le bruit de la machine qu’on manie soi-même. On ne se sent pas petit comme dans une foule, on se sent indispensable. Les courroies de transmission, là où il y en a, permettent de boire par les yeux cette unité de rythme que tout le corps ressent par les bruits et par la légère vibration de toutes choses. Aux heures sombres des matinées et des soirées d’hiver, quand ne brille que la lumière électrique, tous les sens participent à un univers où rien ne rappelle la nature, où rien n’est gratuit, où tout est heurt, heurt dur et en même temps conquérant, de l’homme avec la matière. Les lampes, les courroies, les bruits, la dure et froide ferraille, tout concourt à la transmutation de l’homme en ouvrier.

Si c’était cela, la vie d’usine, ce serait trop beau. Mais ce n’est pas cela. Ces joies sont des joies d’hommes libres ; ceux qui peuplent les usines ne les sentent pas, sinon en de courts et rares instants, parce qu’ils ne sont pas des