Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/255

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hommes libres. Ils ne peuvent les sentir que lorsqu’ils oublient qu’ils ne sont pas libres ; mais ils peuvent rarement l’oublier, car l’étau de la subordination leur est rendu sensible à travers les sens, le corps, les mille petits détails qui remplissent les minutes dont est constituée une vie.

Le premier détail qui, dans la journée, rend la servitude sensible, c’est la pendule de pointage. Le chemin de chez soi à l’usine est dominé par le fait qu’il faut être arrivé avant une seconde mécaniquement déterminée. On a beau être de cinq ou dix minutes en avance ; l’écoulement du temps apparaît de ce fait comme quelque chose d’impitoyable, qui ne laisse aucun jeu au hasard. C’est, dans une journée d’ouvrier, la première atteinte d’une règle dont la brutalité domine toute la partie de la vie passée parmi les machines ; le hasard n’a pas droit de cité à l’usine. Il y existe, bien entendu, comme partout ailleurs, mais il n’y est pas reconnu. Ce qui est admis, souvent au grand détriment de la production, c’est le principe de la caserne : « Je ne veux pas le savoir. » Les fictions sont très puissantes à l’usine. Il y a des règles qui ne sont jamais observées, mais qui sont perpétuellement en vigueur. Les ordres contradictoires ne le sont pas selon la logique de l’usine. À travers tout cela il faut que le travail se fasse. À l’ouvrier de se débrouiller, sous peine de renvoi. Et il se débrouille.

Les grandes et petites misères continuellement imposées dans l’usine à l’organisme humain, ou comme dit Jules Romains, « cet assortiment de menues détresses physiques que la besogne n’exige pas et dont elle est loin de bénéficier », ne contribuent pas moins à rendre la servitude sensible. Non pas les souffrances liées aux nécessités du travail ; celles-là, on peut être fier de les supporter ; mais celles qui sont inutiles. Elles blessent l’âme parce que généralement on ne songe pas à aller s’en plaindre ; et on sait qu’on n’y songe pas. On est certain d’avance qu’on serait rabroué et qu’on encaisserait sans mot dire. Parler serait chercher une humiliation. Souvent, s’il y a quelque chose qu’un ouvrier ne puisse pas supporter, il aimera mieux se taire et demander son compte. De telles souffrances sont souvent par elles-mêmes très légères ; si elles sont amères, c’est que toutes les fois qu’on les ressent, et on les ressent sans cesse, le fait qu’on voudrait tant oublier, le fait qu’on n’est pas chez soi à l’usine, qu’on n’y a pas