Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/260

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Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. Il y a beaucoup de situations différentes dans une usine ; l’ajusteur qui, dans un atelier d’outillage, fabrique, par exemple, des matrices de presses, merveilles d’ingéniosité, longues à façonner, toujours différentes, celui-là ne perd rien en entrant dans l’usine ; mais ce cas est rare. Nombreux au contraire dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés, un par seconde environ, sans autre répit que quelques courses anxieuses pour chercher une caisse, un régleur, d’autres pièces, jusqu’à la seconde précise où un chef vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine ; ils y resteront jusqu’à ce qu’on les mette ailleurs. Ceux-là sont des choses autant qu’un être humain peut l’être, mais des choses qui n’ont pas licence de perdre conscience, puisqu’il faut toujours pouvoir faire face à l’imprévu. La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s’accomplissent sans dégrader enferment des instants d’arrêt, brefs comme l’éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l’extrême rapidité, l’impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu’il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis qu’on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manœuvres sur machines est presque toujours celui d’une précipitation misérable d’où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l’homme et il lui convient de s’arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l’espace d’un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d’immobilité et d’équilibre, c’est ce qu’il faut apprendre à supprimer entièrement dans l’usine, quand on y travaille. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et