Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/261

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce n’est pas seulement un supplice ; s’il n’en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu’il n’est. Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l’énergie nécessaire pour l’accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long.

Le temps lui a été long et il a vécu dans l’exil. Il a passé sa journée dans un lieu où il n’était pas chez lui ; les machines et les pièces à usiner y sont chez elles, et il n’y est admis que pour approcher les pièces des machines. On ne s’occupe que d’elles, pas de lui ; d’autres fois on s’occupe trop de lui et pas assez d’elles, car il n’est pas rare de voir un atelier où les chefs sont occupés à harceler ouvriers et ouvrières, veillant à ce qu’ils ne lèvent pas la tête même le temps d’échanger un regard, pendant que