Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/264

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toujours pour effet de créer des zones interdites où la pensée ne s’aventure pas et qui sont couvertes soit de silence soit de mensonge. Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent presque toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur ; et d’ailleurs, dans le cas du malheur profond et permanent, une très forte pudeur arrête les plaintes. Ainsi chaque condition malheureuse parmi les hommes crée une zone de silence où les êtres humains se trouvent enfermés comme dans une île. Qui sort de l’île ne tourne pas la tête. Les exceptions, presque toujours, sont seulement apparentes. Par exemple, la même distance, la plupart du temps, malgré l’apparence contraire, sépare des ouvriers l’ouvrier devenu patron et l’ouvrier devenu, dans les syndicats, militant professionnel.

Si quelqu’un, venu du dehors, pénètre dans une de ces îles et se soumet volontairement au malheur, pour un temps limité, mais assez long pour s’en pénétrer, et s’il raconte ensuite ce qu’on y éprouve, on pourra facilement contester la valeur de son témoignage. On dira qu’il a éprouvé autre chose que ceux qui sont là d’une manière permanente. On aura raison s’il s’est livré seulement à l’introspection ; de même s’il a seulement observé. Mais si, étant parvenu à oublier qu’il vient d’ailleurs, retournera ailleurs, et se trouve là seulement pour un voyage, il compare continuellement ce qu’il éprouve pour lui-même à ce qu’il lit sur les visages, dans les yeux, les gestes, les attitudes, les paroles, dans les événements petits et grands, il se crée en lui un sentiment de certitude, malheureusement difficile à communiquer. Les visages contractés par l’angoisse de la journée à traverser et les yeux douloureux dans le métro du matin ; la fatigue profonde, essentielle, la fatigue d’âme encore plus que de corps, qui marque les attitudes, les regards et le pli des lèvres, le soir, à la sortie ; les regards et les attitudes de bêtes en cage, quand une usine, après la fermeture annuelle de dix jours, vient de rouvrir pour une interminable année ; la brutalité diffuse et qu’on rencontre presque partout ; l’importance attachée par presque tous à des détails petits par eux-mêmes, mais douloureux par leur signification symbolique, tels que l’obligation de présenter une carte d’identité en entrant ; les vantardises pitoyables échangées parmi les troupeaux massés devant la porte des bureaux d’embauche, et qui, par opposition, évoquent tant d’humiliations réelles ; les paroles incroyablement douloureuses