Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/265

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qui s’échappent parfois, comme par inadvertance, des lèvres d’hommes et de femmes semblables à tous les autres ; la haine et le dégoût de l’usine, du lieu du travail, que les paroles et les actes font si souvent apparaître, qui jette son ombre sur la camaraderie et pousse ouvriers et ouvrières, dès qu’ils sortent, à se hâter chacun chez soi presque sans échanger une parole ; la joie, pendant l’occupation des usines, de posséder l’usine par la pensée, d’en parcourir les parties, la fierté toute nouvelle de la montrer aux siens et de leur expliquer où on travaille, joie et fierté fugitives qui exprimaient par contraste d’une manière si poignante les douleurs permanentes de la pensée clouée ; tous les remous de la classe ouvrière, si mystérieux aux spectateurs, en réalité si aisés à comprendre ; comment ne pas se fier à tous ces signes, lorsqu’en même temps qu’on les lit autour de soi on éprouve en soi-même tous les sentiments correspondants ?


L’usine devrait être un lieu de joie, un lieu où, même s’il est inévitable que le corps et l’âme souffrent, l’âme puisse aussi pourtant goûter des joies, se nourrir de joies. Il faudrait pour cela y changer, en un sens peu de choses, en un sens beaucoup. Tous les systèmes de réforme ou de transformation sociale portent à faux ; s’ils étaient réalisés, ils laisseraient le mal intact ; ils visent à changer trop et trop peu, trop peu ce qui est la cause du mal, trop les circonstances qui y sont étrangères. Certains annoncent une diminution, d’ailleurs ridiculement exagérée, de la durée du travail ; mais faire du peuple une masse d’oisifs qui seraient esclaves deux heures par jour n’est ni souhaitable, quand ce serait possible, ni moralement possible, quand ce serait possible matériellement. Nul n’accepterait d’être esclave deux heures ; l’esclavage, pour être accepté, doit durer assez chaque jour pour briser quelque chose dans l’homme. S’il y a un remède possible, il est d’un autre ordre et plus difficile à concevoir. Il exige un effort d’invention. Il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes de dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l’ensemble de l’usine, le rapport de l’ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s’écoule dans le travail.

Il n’est pas bon, ni que le chômage soit comme un cauchemar sans issue, ni que le travail soit récompensé