Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/266

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par un flot de faux luxe à bon marché qui excite les désirs sans satisfaire les besoins. Ces deux points ne sont guère contestés. Mais il s’ensuit que la peur du renvoi et la convoitise des sous doivent cesser d’être les stimulants essentiels qui occupent sans cesse le premier plan dans l’âme des ouvriers, pour agir désormais à leur rang naturel comme stimulants secondaires. D’autres stimulants doivent être au premier plan.

Un des plus puissants, dans tout travail, est le sentiment qu’il y a quelque chose à faire et qu’un effort doit être accompli. Ce stimulant, dans une usine, et surtout pour le manœuvre sur machines, manque bien souvent complètement. Lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille ; l’enfant obéit parce qu’il craint un châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne qui a pouvoir sur lui. Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part ce qu’il est en train de faire a dans la fabrication de l’usine, et quelle place l’usine où il se trouve tient dans la vie sociale. Si un ouvrier fait tomber l’outil d’une presse sur un morceau de laiton qui doive faire partie d’un dispositif destiné au métro, il faudrait qu’il le sache, et que de plus il se représente quelles seront la place et la fonction de ce morceau de laiton dans une rame de métro, quelles opérations il a déjà subies et doit encore subir avant d’être mis en place. Il n’est pas question, bien entendu, de faire une conférence à chaque ouvrier avant chaque travail. Ce qui est possible, c’est de faire parcourir de temps à autre l’usine par chaque équipe d’ouvriers à tour de rôle, pendant quelques heures qui seraient payées au tarif ordinaire, et en accompagnant la visite d’explications techniques. Permettre aux ouvriers d’amener leurs familles pour ces visites serait mieux encore ; est-il naturel qu’une femme ne puisse jamais voir l’endroit où son mari dépense le meilleur de lui-même tous les jours et pendant toute la journée ? Tout ouvrier serait heureux et fier de montrer l’endroit où il travaille à sa femme et à ses enfants. Il serait bon aussi que chaque ouvrier voie de temps à autre, achevée, la chose à la fabrication de laquelle il a eu une part, si minime soit-elle, et qu’on lui fasse saisir quelle part exactement il y a