Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/270

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de succession des différentes tâches. À l’égard de l’avenir lointain, il devrait être en mesure d’y projeter quelques jalons, d’une manière certes moins étendue et moins précise que le patron et le directeur, mais pourtant en quelque manière analogue. De cette manière, sans que ses droits effectifs aient été le moins du monde accrus, il éprouvera ce sentiment de propriété dont le cœur de l’homme a soif, et qui, sans diminuer la peine, abolit le dégoût.

De telles réformes sont difficiles, et certaines des circonstances de la période présente en augmentent la difficulté. En revanche le malheur était indispensable pour faire sentir qu’on doit changer quelque chose. Les principaux obstacles sont dans les âmes. Il est difficile de vaincre la peur et le mépris. Les ouvriers, ou du moins beaucoup d’entre eux, ont acquis après mille blessures une amertume presque inguérissable qui fait qu’ils commencent par regarder comme un piège tout ce qui leur vient d’en haut, surtout des patrons ; cette méfiance maladive, qui rendrait stérile n’importe quel effort d’amélioration, ne peut être vaincue sans patience, sans persévérance. Beaucoup de patrons craignent qu’une tentative de réforme, quelle qu’elle soit, si inoffensive soit-elle, apporte des ressources nouvelles aux meneurs, à qui ils attribuent tous les maux sans exception en matière sociale, et qu’ils se représentent en quelque sorte comme des monstres mythologiques. Ils ont du mal aussi à admettre qu’il y ait chez les ouvriers certaines parties supérieures de l’âme qui s’exerceraient dans le sens de l’ordre social si l’on y appliquait les stimulants convenables. Et quand même ils seraient convaincus de l’utilité des réformes indiquées, ils seraient retenus par un souci exagéré du secret industriel ; pourtant l’expérience leur a appris que l’amertume et l’hostilité sourde enfoncées au cœur des ouvriers enferment de bien plus grands dangers pour eux que la curiosité des concurrents. Au reste l’effort à accomplir n’incombe pas seulement aux patrons et aux ouvriers, mais à toute la société ; notamment l’école devrait être conçue d’une manière toute nouvelle, afin de former des hommes capables de comprendre l’ensemble du travail auquel ils ont part. Non que le niveau des études théoriques doive être abaissé ; c’est plutôt le contraire ; on devrait faire bien plus pour provoquer l’éveil de l’intelligence ; mais en même temps l’enseignement devrait devenir beaucoup plus concret.