Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le mal qu’il s’agit de guérir intéresse aussi toute la société. Nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût. Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie. L’humiliation dégradante qui accompagne chacun de leurs efforts cherche une compensation dans une sorte d’impérialisme ouvrier entretenu par les propagandes issues du marxisme ; si un homme qui fabrique des boulons éprouvait, à fabriquer des boulons, une fierté légitime et limitée, il ne provoquerait pas artificiellement en lui-même un orgueil illimité par la pensée que sa classe est destinée à faire l’histoire et à dominer tout. Il en est de même pour la conception de la vie privée, et notamment de la famille et des rapports entre sexes ; le morne épuisement du travail d’usine laisse un vide qui demande à être comblé et ne peut l’être que par des jouissances rapides et brutales, et la corruption qui en résulte est contagieuse pour toutes les classes de la société. La corrélation n’est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation ; la famille ne sera véritablement respectée chez le peuple de ce pays tant qu’une partie de ce peuple travaillera continuellement avec dégoût.

Il est venu beaucoup de mal des usines, et il faut corriger ce mal dans les usines. C’est difficile, ce n’est peut-être pas impossible. Il faudrait d’abord que les spécialistes, ingénieurs et autres, aient suffisamment à cœur non seulement de construire des objets, mais de ne pas détruire des hommes. Non pas de les rendre dociles, ni même de les rendre heureux, mais simplement de ne contraindre aucun d’eux à s’avilir.