Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/274

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trouve attaché à un mal nu et sans voile. L’âme est alors dans l’horreur.

Cette horreur est celle du moment où une violence imminente va infliger la mort. Ce moment d’horreur se prolongeait autrefois toute la vie pour celui qui, désarmé sous l’épée du vainqueur, était épargné. En échange de la vie qu’on lui laissait, il devait dans l’esclavage épuiser son énergie en efforts, tout le long du jour, tous les jours, sans rien pouvoir espérer, sinon de n’être pas tué ou fouetté. Il ne pouvait plus poursuivre aucun bien sinon d’exister. Les anciens disaient que le jour qui l’avait fait esclave lui avait enlevé la moitié de son âme.

Mais toute condition où l’on se trouve nécessairement dans la même situation au dernier jour d’une période d’un mois, d’un an, de vingt ans d’efforts qu’au premier jour a une ressemblance avec l’esclavage. La ressemblance est l’impossibilité de désirer une chose autre que celle qu’on possède, d’orienter l’effort vers l’acquisition d’un bien. On fait effort seulement pour vivre.

L’unité de temps est alors la journée. Dans cet espace on tourne en rond. On y oscille entre le travail et le repos comme une balle qui serait renvoyée d’un mur à l’autre. On travaille seulement parce qu’on a besoin de manger. Mais on mange pour pouvoir continuer à travailler. Et de nouveau on travaille pour manger.

Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyen, la finalité ne s’y accroche nulle part. La chose fabriquée est un moyen ; elle sera vendue. Qui peut mettre en elle son bien ? La matière, l’outil, le corps du travailleur, son âme elle-même, sont des moyens pour la fabrication. La nécessité est partout, le bien nulle part.

Il ne faut pas chercher de causes à la démoralisation du peuple. La cause est là ; elle est permanente ; elle est essentielle à la condition du travail. Il faut chercher les causes qui, dans des périodes antérieures, ont empêché la démoralisation de se produire.

Une grande inertie morale, une grande force physique qui rend l’effort presque insensible permettent de supporter ce vide. Autrement il faut des compensations. L’ambition d’une autre condition sociale pour soi-même ou pour ses enfants en est une. Les plaisirs faciles et violents en sont une autre, qui est de même nature ; c’est le rêve au lieu de l’ambition. Le dimanche est le jour où l’on veut oublier qu’il existe une nécessité du travail.