Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/275

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Pour cela il faut dépenser. Il faut être habillé comme si on ne travaillait pas. Il faut des satisfactions de vanité et des illusions de puissance que la licence procure très facilement. La débauche a exactement la fonction d’un stupéfiant, et l’usage des stupéfiants est toujours une tentation pour ceux qui souffrent. Enfin la révolution est encore une compensation de même nature ; c’est l’ambition transportée dans le collectif, la folle ambition d’une ascension de tous les travailleurs hors de la condition de travailleurs.

Le sentiment révolutionnaire est d’abord chez la plupart une révolte contre l’injustice, mais il devient rapidement chez beaucoup, comme il est devenu historiquement, un impérialisme ouvrier tout à fait analogue à l’impérialisme national. Il a pour objet la domination tout à fait illimitée d’une certaine collectivité sur l’humanité tout entière et sur tous les aspects de la vie humaine. L’absurdité est que, dans ce rêve, la domination serait aux mains de ceux qui exécutent et qui par suite ne peuvent pas dominer.

En tant que révolte contre l’injustice sociale l’idée révolutionnaire est bonne et saine. En tant que révolte contre le malheur essentiel à la condition même des travailleurs, elle est un mensonge. Car aucune révolution n’abolira ce malheur. Mais ce mensonge est ce qui a la plus grande emprise, car ce malheur essentiel est ressenti plus vivement, plus profondément, plus douloureusement que l’injustice elle-même. D’ordinaire d’ailleurs on les confond. Le nom d’opium du peuple que Marx appliquait à la religion a pu lui convenir quand elle se trahissait elle-même, mais il convient essentiellement à la révolution. L’espoir de la révolution est toujours un stupéfiant.

La révolution satisfait en même temps ce besoin de l’aventure, comme étant la chose la plus opposée à la nécessité, qui est encore une réaction contre le même malheur. Le goût des romans et des films policiers, la tendance à la criminalité qui apparaît chez les adolescents correspond aussi à ce besoin.

Les bourgeois ont été très naïfs de croire que la bonne recette consistait à transmettre au peuple la fin qui gouverne leur propre vie, c’est-à-dire l’acquisition de l’argent. Ils y sont parvenus dans la limite du possible par le travail aux pièces et l’extension des échanges entre les villes et les campagnes. Mais ils n’ont fait ainsi que porter l’insatis-