Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/28

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et que jamais la douleur des souffles enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j’en porte encore la marque) ne me fasse faire un faux mouvement. Je baisse le tablier du four ; j’attends quelques minutes ; je relève le tablier et avec un crochet je retire les bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien plus attention encore qu’à aucun moment un faux mouvement n’en envoie une dans un des trous. Et puis ça recommence. En face de moi un soudeur, assis, avec des lunettes bleues et un visage grave travaille minutieusement ; chaque fois que la douleur me contracte le visage, il m’envoie un sourire triste, plein de sympathie fraternelle, qui me fait un bien indicible. De l’autre côté, une équipe de chaudronniers travaille autour de grandes tables ; travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte ; travail très qualifié, où il faut savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de géométrie descriptive. Plus loin, un gars costaud frappe avec une masse sur des barres de fer en faisant un bruit à fendre le crâne. Tout ça, dans un coin tout au bout de l’atelier, où on se sent chez soi, où le chef d’équipe et le chef d’atelier ne viennent pour ainsi dire jamais. J’ai passé là 2 ou 3 heures à 4 reprises (je m’y faisais de 7 à 8 fr. l’heure — et ça compte, ça, tu sais !) La première fois, au bout d’1 heure ½, la chaleur, la fatigue, la douleur m’ont fait perdre le contrôle de mes mouvements ; je ne pouvais plus descendre le tablier du four. Voyant ça, tout de suite un des chaudronniers (tous de chics types) s’est précipité pour le faire à ma place. J’y retournerais tout de suite, dans ce petit coin d’atelier, si je pouvais (ou du moins dès que j’aurais retrouvé des forces). Ces soirs-là, je sentais la joie de manger un pain qu’on a gagné.

Mais ça a été unique dans mon expérience de la vie d’usine. Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais cru intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu’il en soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j’attendais le moins