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Chère Albertine,

Ça me fait du bien de recevoir un mot de toi. Il y a des choses, il me semble, pour lesquelles on ne se comprend que toi et moi. Tu vis encore ; ça, tu ne peux pas savoir comme j’en suis heureuse. ..............
Tu méritais bien de te libérer. La vie les vend cher, les progrès qu’elle fait faire. Presque toujours au prix de douleurs intolérables.

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Tu sais, j’ai une idée qui me vient juste à l’instant. Je nous vois toutes les deux, pendant les vacances, avec quelques sous en poche, marchant le long des routes, des chemins et des champs, sac au dos. On coucherait des fois dans les granges. Des fois on donnerait un coup de main pour la moisson, en échange de la nourriture. ......Qu’en dis-tu ?

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Ce que tu écris de l’usine m’est allé droit au cœur. C’est ça que je sentais, moi, depuis mon enfance. C’est pour ça qu’il a fallu que je finisse par y aller, et ça me faisait de la peine, avant, que tu ne comprennes pas. Mais une fois dedans, comme c’est autre chose ! Maintenant, c’est comme ceci que je sens la question sociale : une usine, cela doit être ce que tu as senti ce jour-là à Saint-Chamond, ce que j’ai senti si souvent, un endroit où on se heurte durement, douloureusement, mais quand même joyeusement à la vraie vie. Pas cet endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine.

Une fois j’ai senti pleinement, dans l’usine, ce que j’avais pressenti, comme toi, du dehors. À ma première boîte. Imagine-moi devant un grand four, qui crache au dehors des flammes et des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort de cinq ou six trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant pour enfourner une trentaine de grosses bobines de cuivre qu’une ouvrière italienne, au visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi ; c’est pour les trams et les métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu’aucune des bobines ne tombe dans un des trous, car elle y fondrait ; et pour ça, il faut que je me mette en plein en face du four,