Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/284

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superflu est par lui-même illimité et implique celui d’un changement de condition. Toute la publicité, toute la propagande, si variée dans ses formes, qui cherche à exciter le désir du superflu dans les campagnes et parmi les ouvriers doit être regardée comme un crime. Un individu peut toujours sortir de la condition ouvrière ou paysanne, soit par manque radical d’aptitude professionnelle, soit par la possession d’aptitudes différentes ; mais pour ceux qui y sont, il ne devrait y avoir de changement possible que d’un bien-être étroitement borné à un bien-être large ; il ne devrait y avoir aucune occasion pour eux de craindre tomber à moins ou d’espérer parvenir à plus. La sécurité devrait être plus grande dans cette condition sociale que dans toute autre. Il ne faut donc pas que les hasards de l’offre et de la demande en soient maîtres.

L’arbitraire humain contraint l’âme, sans qu’elle puisse s’en défendre, à craindre et à espérer. Il faut donc qu’il soit exclu du travail autant qu’il est possible. L’autorité ne doit y être présente que là où il est tout à fait impossible qu’elle soit absente. Ainsi la petite propriété paysanne vaut mieux que la grande. Dès lors, partout où la petite est possible, la grande est un mal. De même la fabrication de pièces usinées dans un petit atelier d’artisan vaut mieux que celle qui se fait sous les ordres d’un contremaître. Job loue la mort de ce que l’esclave n’y entend plus la voix de son maître. Toutes les fois que la voix qui commande se fait entendre alors qu’un arrangement praticable pourrait y substituer le silence, c’est un mal.

Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer.

Tous les problèmes de la technique et de l’économie doivent être formulés en fonction d’une conception de la meilleure condition possible du travail. Une telle conception est la première des normes ; toute la société doit être constituée d’abord de telle manière que le travail ne tire pas vers en bas ceux qui l’exécutent.